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Le néroli, un savoir-faire marocain qui a inspiré Kenzo et les parfumeurs du monde

Décédé à l’âge de 81 ans à cause de la covid-19, le styliste japonais Kenzo Takada s’est fait connaître par ses imprimés fleuris qui ont fasciné la mode internationale et l’habillement, dès les années 1970. Des fleurs, il en a mis aussi dans ses parfums, en s’inspirant notamment du néroli marocain.

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Kenzo Takada, en 2008 devant une de ses peintures / Ph. Tobias Hase, archives EPA/MAXPPP
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Elle constitue l’ingrédient secret des grands-mères, dont le savoir-faire a été transmis à travers les générations, pour les usages cosmétiques comme dans la gastronomie. Au Maroc, la fleur d’oranger est en effet utilisée en eau distillée pour parfumer les salons, les vêtements, le thé à la menthe en période de floraison, ou encore les gâteaux qui font le prestige de la cuisine traditionnelle marocaine à travers le monde.

C’est cette petite fleur à pétales blancs épais, douce au toucher et agréablement parfumée, qui a inspiré également les artisans parfumeurs au fil des siècles, de l’Asie jusqu’en Méditerranée en passant par l’Egypte. En eau distillée ou en huile essentielle, elle s’est invitée jusqu’aux cours royales en France. Des siècles plus tard, cette même fleur a inspiré Kenzo Takada pour façonner son parfum Flower Eau de Vie, qui a connu un franc succès dès 2019.

Un savoir-faire transmis par les femmes

Le styliste japonais est allé la chercher à Dar Bel Amri, entre Fès et Rabat, donnant ainsi à sa dernière création de parfun avant son décès inattendu une âme universelle, alliant fraîcheur et douceur à la fois. Le Soir rappelle qu’il s’agit d’«une création à six mains du maître parfumeur Alberto Morillas et des parfumeurs Marie Salamagne et Fabrice Pellegrin».

«C’est Marie Salamagne, connue pour avoir créé l’Aqua Allegoria Mandarine Basilic de Guerlain», qui a supervisé le travail des cueilleuses de néroli, au Maroc, notamment pour Kenzo, décédé le 4 octobre 2020 en France après avoir été atteint de Covid-19.

«Quand je suis venue visiter cette exploitation pour préparer ma contribution à ce parfum, j’ai été frappée par ces femmes dans les champs, les couleurs vives de leurs tenues, leurs rires et leur complicité. Pour traduire cela dans le parfum, j’ai proposé à Alberto d’intégrer ensuite du gingembre pour la pétillance et de la fève Tonka pour le côté épicé. C’est la note de joie ramenée de ces champs que j’ai voulu traduire dans ce parfum», a confié Marie Salamagne au Soir.

Cette création porte la signature de Kenzo et de toutes les femmes de coopératives ayant participé à la sélection méticuleuse de la matière première. Elle fait aujourd’hui la renommée internationale d’un parfum de marque rendant le styliste immortel, rappelant, par la même occasion, que la fleur d’oranger a voyagé à travers le temps, l’espace et les civilisations.

Une tradition universelle et ancestrale qui remonte à l’antiquité

Largement cultivée en Méditerranée, cette variété de fleur d’oranger trouve son origine dans les vallées sud de l’Himalaya. Sa présence en Chine remonte à il y a plus de 2 000 ans. Elle a été apportée en Afrique du Nord et à Al-Andalus par les arabes, qui en ont orné leurs jardins à Séville. D’ailleurs, l’histoire du parfum en elle-même remonte à des milliers d’années, faisant de lui un signe important de l’élégance, à l’époque des Pharaons, des dynasties de la Mésopotamie et de Chypre.

«Ce savoir-faire aurait pu être perdu, sans le rôle des écrits arabes et perses, qui ont documenté ses secrets de fabrication dans des livres existants encore à ce jour», estiment les récits historiques. Trouvés par des archéologues à Chypre, les parfums les plus anciens jusque-là découverts dateraient d’il y a plus de 4 000 ans.

Aussi, une tablette cunéiforme de Mésopotamie, datant de plus de 3 000 ans, mentionne qu’«une femme appelée Coffin a été le premier fabricant de parfums enregistré». Mais des parfums tout aussi ou plus anciens auraient également été trouvés en Inde et en Asie de l’Est.

Toujours est-il que le savoir-faire de mise en flacons en verre documenté jusque-là à il y a près de 1 000 avant Jésus-Christ, en Egypte. Ce savoir-faire a été enrichi par les chimistes perses et arabes, qui ont collecté les différents procédés de production pour les codifier et les diffuser à travers le monde. Mais son utilisation aurait connu un déclin, avec l’avènement du christianisme. Cette tendance s’est accentuée au cours du Moyen-Age européen.

Pour leur part, les dynasties arabo-musulmanes ont maintenu cette noble tradition, qui a connu une nouvelle vie avec la dynamisation du commerce international maritime. Au neuvième siècle de notre ère, le philosophe et chimiste irakien Al-Kindi (801 – 873) a ainsi écrit son «Epitre de la chimie des parfums et des distillations», incluant plus d’une centaine de prescriptions d’huiles essentielles, d’eaux aromatiques et 107 méthodes de fabrication de parfums.

Jardin médiéval Jardin médiéval

Le père de la médecine moderne, Ibn Sina (980 – 1037), a également décrit le processus d’extraction des huiles des fleurs par distillation, qui reste à ce jour le procédé le plus courant. Avant la découverte et le développement du processus de distillation, la fabrication des parfums liquides a en effet consisté en une combinaison d’huile et d’herbes ou de pétales moulus. Plus tard, l’évolution de la chimie aura permis de fabriquer des parfums plus élaborés.

L’éclosion d’un usage entre l’Asie et l’Europe à travers la Méditerranée

En Europe, les parfums à base de la fleur d’oranger auraient commencé à gagner en popularité au cours du XIVe siècle. Leur utilisation se serait rapidement répandue dans le continent, pour atteindre la cour de Versailles.

Dans «L’eau de fleur d’oranger à la cour de Louis XIV», l’historien Stanis Perez évoque des usages documentés en 1616, où «des bains odoriférants pour les dames à base de roses, d’écorces de citrons, de fleurs de citronniers, d’oranger, de jasmin et de laurier» sont proposés. «En l’occurrence, l’eau de fleur d’oranger est utilisée comme remède et, dans ce cas, elle entre en contact direct avec la peau quand elle n’est pas tout simplement ingurgitée», écrit-il.

Les Roses d'Héliogabale, Lawrence Alma-Tadema (1888)Les Roses d'Héliogabale, Lawrence Alma-Tadema (1888)

Stanis Perez rappelle également le goût distingué de Louis XIV (1643 – 1715) pour la fleur d’oranger. «Après avoir beaucoup aimé les parfums dans sa jeunesse, l’apparition de migraines l’en aurait détourné. Seul le parfum apaisant de la fleur d’oranger lui aurait été supportable», écrit le chercheur.

«Quant à son nom, il lui vient de Marie-Anne de La Trémoille, une princesse française née en 1642, épouse du prince romain Flavio Orsini, Prince de Nerola, qui a donné son nom à l’essence de néroli en l’honneur de cette muse influente».

Stanis Perez

«En 1685, à l’occasion d’un problème aux dents, Daquin, premier médecin de Louis XIV, ordonne un gargarisme d’esprit de vin mêlé d’eau de fleur d’oranger. La même année, le sel ammoniac mêlé d’eau de fleur d’oranger dissipe la royale migraine, comme en 1688», souligne encore Stanis Perez.

Un succès rendu international

Après le Roi Soleil, Louis XV (1715 – 1774) a montré également un grand engouement pour la fleur d’oranger. Voulant capter pérennement le parfum envoûtant de la période de floraison, il va jusqu’à faire aménager une orangerie royale. En cette fin du XVIIIe siècle, le néroli est associé à l’essence de grain et à la bergamote, donnant ainsi naissance à la première et très connue Eau de Cologne 4711.

«Les premières plantations d’orangers destinés à fournir les parfumeurs se sont alors développées dans le sud-est de la France, autour de Grasse, jusqu’au milieu du XXe siècle», indique Stanis Perez. Mais il souligne que dans les temps présents, «l’oranger bigaradier est cultivé principalement en Afrique du Nord, en Tunisie, au Maroc et en Egypte».

Parmi les exploitations de fleurs d’oranger et les unités de transformation du néroli destinées à l’industrie internationale du parfum, celles du Maroc gagnent rapidement en succès auprès des marques mondiales. Kenzo Takada y a retrouvé un prolongement du savoir-faire millénaire des parfumeurs des hauteurs de l’Asie. Le néroli, d’ici ou d’ailleurs, a également inspiré des fabricants comme Tom Ford, Hermès ou encore Yves Saint Laurent.

Article publié avec le soutien de Google News Initiative

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