En Algérie, il est qualifié d’«architecte de la Révolution» et de «dirigeant le plus politique» du Front de libération nationale, qui a su fédérer et unir un ensemble de courants politiques au sein du mouvement de lutte contre l’occupation française. Autant de souvenirs qui marquent la mémoire Ramdane Abane, «principal organisateur du congrès de la Soummam», où les grandes lignes du mouvement révolutionnaire algérien ont été tracées. Mais les Algériens se souviennent aussi que c'est au Maroc que cette figure politique de premier plan fut assassinée par des militants du FLN.
Fakshback : Nous sommes en août 1956. Le Front de libération national, créé il y a deux ans, organise ainsi un congrès clandestin en Kabylie, en pleine guerre d’Algérie. Baptisé «Congrès de la Soummam», il réunit ainsi les principaux dirigeants de la Révolution et émet un certain nombre de décisions.
Mais plus tard, la délégation extérieure du FLN, installée au Caire et dirigée par Ahmed Ben Bella, va critiquer les conclusions de ce congrès. L’interception par la France d’un avion en provenance de Rabat et à destination de Tunis, et l’arrestation de cinq leaders du FLN algérien à bord de l’appareil, puis la bataille d'Alger ne feront qu’exacerber les luttes intestines au sein du mouvement.
Ainsi, «le conflit émerge entre Abane et les militaires» du FLN, qui l’ont considéré comme une «menace à la révolution et à leurs aspirations autoritaires», écrit Salmi Mokhtar dans un article paru dans la revue Al Hikma des études historiques (numéro 15, 2018). Les dirigeants militaires Krim Belkacem, Abdelhamid Boussouf et Lakhdar Bentobal (appelés les «3B» du FLN), étaient «derrière la session du Conseil national de la révolution au Caire en 1957», qui a permis à l'armée de prendre les devants de la révolution et d’éclipser les politiciens.
Un politique liquidé par les militaires du FLN
Durant cette période, le Maroc venait d’obtenir son indépendance et le roi Mohammed V tenait à soutenir la révolution algérienne. Le royaume était ainsi un pays où les dirigeants de la révolution se rendaient librement, notamment dans les zones frontalières comme Oujda.
Malgré des récits contradictoires sur les raisons ayant poussé Abane Ramdane à quitter l'Algérie à la fin de 1957, tous sont unanimes pour confirmer qu'il se trouvait bien au Maroc. Certaines sources indiquent qu'il avait fui vers le royaume alors qu’il était activement recherché par la France, tandis que d'autres avancent qu'il aurait été en mission au Maroc sans en préciser l'objet. Certains racontent qu’Abane aurait été attiré au Maroc pour rencontrer le roi Mohammed V.
Abane Ramdane,deuxième depuis la gauche. / DR
Citant «L’Heure des colonels» d’Yves Courrière, Salmi Mokhtar affirme ainsi que l’«architecte de la Révolution» se rend alors au Maroc pour rencontrer les autres leaders algériens. Ces derniers se seraient réunis à Tunis, à la veille de cette rencontre, pour décider de son sort. Ils optent ainsi pour sa liquidation et choisissent une «une ferme isolée entre Tétouan et Tanger», complètent Marc Imbeault et Gérard A. Montifroy dans «Géopolitique et pouvoirs : des pouvoirs de la géopolitique à la géopolitique des pouvoirs» (Edition L’Age d’Homme, 2003).
«Il redoutait l’avenir d’une Algérie indépendante entre les mains de tels personnages. Les maquis, avait-il lancé à l’adresse de Krim, c’est une chose, la politique une autre qui ne se fait ni avec des analphabètes, ni avec des ignares», rappellent-ils. «Abane Ramdane paya de sa vie de ne pas avoir suivi les conseils de Ferhat Abbas : ne pas affronter les ‘3B’ (Ben Tobbal, Benkacem Krim et Boussouf) de front. Ce ne sera donc pas, du côté algérien, les politiques, les modérés qui prendront le contrôle du pouvoir effectif.»
Assassiné au Maroc, sa dépouille rapatriée 13 ans après en Algérie
Les versions divergent aussi sur la méthode employée pour son assassinat. Ses compagnons de lutte contre le colonialisme fourniront aussi des récits contradictoires sur les dirigeants ayant personnellement supervisé son exécution près de Tétouan.
A en croire Salmi Mokhtar, Abane aurait été pendu devant les yeux des trois militaires. Mais après sa mort, le journal El Moudjahid, considéré comme le porte-parole de la révolution algérienne, avait tenté de dissimuler la question de l'assassinat d'Abane au Maroc, en publiant une photo en première page du leader et en titrant «Abane Ramadan est mort dans au champ d'honneur». Et d’évoquer des faits expliquant que le militant serait mort dans l'une des batailles, «après avoir subi des blessures entraînant une grave hémorragie» qui lui aurait coûté la vie.
Les partisans algériens plaidant pour la primauté de l'action militaire ont également tenté de se débarrasser des hommes d'Abane Ramdane. Selon Farhat Abbas, chef du premier gouvernement intérimaire de la révolution, Hajj Ali, proche d’Abane, avait été arrêté avant ce dernier et transféré dans une villa au Maroc, où il aurait été interrogé. La torture l’aurait «poussé à préférer le suicide à la résistance», selon cette version.
Quant à Abane Ramdane, sa dépouille restera au Maroc pendant 13 ans, avant d'être rapatriée en Algérie. Les Algériens soupçonnent, d’ailleurs, que la tombe de la place des Martyrs dans le cimetière d'Alia (banlieue d'Alger), qui porte son nom, serait vide, et que son lieu d’inhumation reste inconnu.
Plus de 60 ans après cette disparition, la vérité sur les responsables de son assassinat manque aux ouvrages évoquant le parcours et la vie de ce militant. D’ailleurs, lors des manifestations du Hirak algérien né en février 2019, des manifestants ont brandi son portrait. «Abane Ramdane a laissé un testament : un État civil et non militaire», ont-ils scandé, en référence à l’appel du militant à donner les pouvoirs aux politiques et non aux militaires.