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Interview

«La crise sanitaire appelle à se recentrer sur les valeurs humaines qui nous lient» [Interview]

«Des peurs et des hommes – sous l’influence du covid-19» est le dernier livre écrit à quatre mains par la professeure en psychiatrie Nadia Kadiri et le psychiatre Jamal Chiboub. Dans leur ouvrage, les deux médecins abordent les dimensions psychiques de la crise sanitaire mondiale, sous le prisme de la psychothérapie et des valeurs. Dr. Chiboub l'explique auprès de Yabiladi. INTERVIEW.

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Photo d'illustration / Ph. iStock
Temps de lecture: 5'

Quels sont les aspects psychiques que vous analysez dans cet ouvrage ?

Il y a des expressions de peur à savoir maîtriser pour que cette dernière soit raisonnable. En effet, elle est importante dans la mesure où elle nous fait prendre conscience du danger de la pandémie et des mesures nécessaires pour endiguer la propagation de la covid-19. Mais lorsqu’elle devient excessive, elle nous conduit à des comportements qui peuvent nous nuire ou nuire à autrui, lorsqu’on sait que le virus est partout mais qu’on ne le voit pas.

Nous avons également traité les questions liées au stress, à l’inquiétude et aux effets psychiques du confinement. Il a été difficile à vivre pour beaucoup de personnes. Il peut aggraver la situation de celles déjà fragiles ou pousser celles ayant des problèmes psychiques à sombrer dans leurs pathologies. Nous avons par exemple abordé l’insomnie, les chocs post-traumatiques.

Lorsqu’on n’arrive pas à sortir de situations pareilles, les traumatismes sévères peuvent rester toute la vie. Dans le même registre, nous avons abordé le deuil, qui a été difficile voire impossible à faire pour de nombreuses personnes ayant vu des membres de leurs familles partir brusquement.

Nous avons choisi aussi une pathologie intéressante, liée au lavage excessif et aux comportements obsessionnels. Avant la pandémie, certains ne sortaient pas ou peu, par peur d’attraper des maladies imaginaires. Nous avons essayé de voir quel rapport pouvait avoir ce trouble avec la situation de pandémie que nous vivons aujourd’hui, qui nous a rendus un peu obsessionnels.

Dans une autre partie,nous avons abordé les valeurs humaines qu’il faut développer à l’échelle collective de l’humanité. Il s’agit de solidarité, d’ambition, d’espoir et d’optimisme, pour adopter des comportements salvateurs en période de crise.

Quelle approche adoptez-vous dans le traitement de ces aspects ?

Lorsqu’on vit un évènement qui peut s’avérer angoissant et stressant, cela ne commence pas avec la crise sanitaire. Chacun de nous a vécu un événement où il était extrêmement angoissé. Chacun a peut-être connu des catastrophes, comme l’humanité en a traversées à travers son histoire. Cela nous a déjà permis, à travers les écrits et les recherches, d’avoir une idée sur le fonctionnement de l’humain dans des situations extrêmes.

De par notre métier, nous avons l’habitude aussi de voir des malades qui vivent des traumatismes, des accidents ou des maladies graves et qui vivent déjà ce que nous vivons aujourd’hui collectivement. Au fur et à mesure de la pandémie, nous avons aussi commencé à voir des malades, qu’on a pu identifier à partir des cas cliniques que nous traitons avant la covid-19 et à partir d’un savoir déjà établi par les psychiatries.

Nous avons opté pour une approche psychothérapique, qui nous a permis de comprendre comment fonctionne le sujet et le groupe, lorsqu’il est confronté à des situations difficiles. Nous avons opté aussi pour une approche scientifiquement validée, qui est la thérapie cognitivo-comportementale. Nous nous adressons particulièrement à celles qui ont souffert, qui sont vulnérables ou qui présentent déjà des antécédents pathologiques, comme l’anxiété, les effets de la solitude, de l’insomnie… Plusieurs personnes ont déprimé, à force d’injonctions de ne pas sortir, de ne plus avoir de contact physique, de ne plus voyager, dans la mesure où chacun de nous tolère à sa façon un certain seuil de privations.

Avez-vous eu à traiter des cas spécifiques de troubles liés au confinement ?

Tout à fait. Il existe trois types de patients. Ceux qui ne souffrent vraisemblablement pas de troubles, mais qui à l’occasion du confinement ont été précipités dans des insomnies ou des anxiétés, avec un chamboulement du rythme quotidien, du rythme biologique des heures de sommeil, de réveil, de repas et ainsi de suite. Certains s’ennuyaient extrêmement, prenaient trop de café, fumaient plus, mangeaient plus que d’habitude et prenaient anormalement du poids.

D’autres ont commencé à avoir des problèmes de couples, alors qu’en temps normal, leur relation était plutôt stable. Des conflits familiaux ont émergé. Ces conditions ont précipité des personnes dans le désordre psychiatrique, même si l’on ne parle pas proprement de maladie. Certains, déjà fragiles mais vivant stablement ont basculé vers le trouble.

Comment se relève-t-on du stress et de l’aliénation que peut causer le changement quotidien lié à cette pandémie, selon votre analyse ?

Nous l’avons abordé dans le livre : le fait qu’on ne sorte plus, qu’on travaille à distance et qu’on reste cloîtré chez soi perturbe les rythmes sociaux. Il faut donc toujours maintenir des activités régulières, des rapports avec notre environnement, même par téléphone, mais en tout cas entretenir nos rapports avec la famille, les proches, les amis.

C’est peut-être une occasion de consacrer même plus de temps à son ou à sa partenaire, à ses enfants, à ses parents. Il faut capitaliser sur ce temps passé à l’intérieur pour développer sa vie affective et relationnelle, mais aussi pour s’ouvrir sur de nouveaux horizons d’intérêt.

On s’est souvent dit : «Si j’ai le temps, je ferai telle chose.» C’est peut-être le bon moment pour franchir le pas et se lancer, que ce soit sur un plan spirituel, religieux, artistique, de lecture et de recherche, qui permet de se sentir plus utile et nous renforce dans notre capacité à tenir le coup. Il ne faut pas oublier que lorsqu’on se porte bien sur le plan physique et psychologique, cela améliore notre système immunitaire.

Dans ce sens, il faut savoir aussi qu’il y a deux types de stress, l’un surmontable et l’autre sévère, grave, comme celui qu’on vit lorsque notre intégrité physique ou psychologique est en danger réel. Cette forme de traumatisme chamboule le sommeil, le bien-être et parfois même la santé biologique, ce qui nécessite un accompagnement psychothérapeutique bien spécifique, que l’on résume aussi dans le livre. Ce trouble de stress ne peut pas être traité uniquement avec des médicaments qu’on prescrit, bien entendu.

La gestion du stress sévère va de paire avec un accompagnement sur le long terme, pour permettre au patient de vivre avec des situations extrêmes qu’il a vécues, comme par exemple la mort et le deuil, qui ne peuvent être dépassés uniquement avec la médication.

Dans votre livre, il a été question également de valeurs humaines à adopter à échelle mondiale. Comment se recentrer dessus sans pour autant se détacher des réalités ?

Dans le registre des valeurs, il y a un croisement entre trois disciplines : la psychologie, la morale et l’économie avec la sociologie. Depuis toujours, l’être humain a vécu avec des valeurs. Par exemple, la solidarité est nécessaire à la survie. Depuis les premières tribus de notre histoire, celles qui ont abandonné cette valeur de solidarité ont précipité leur disparition.

Il ne s’agit pas de se dire uniquement «aimez-vous les uns les autres», mais de développer autour de cela des dimensions de compassion et d’empathie pour prendre le dessus sur la prédation, avoir la capacité de se mettre à la place des autres, de ressentir ce qu’ils ressentent et d’intégrer, de ce fait, la notion de la collectivité. L’éducation entre en jeux également et nous acquérons ces valeurs par imitation aussi.

Il existe donc des facteurs biologiques : l’empathie s’observe dans le comportement de l’enfant dès l’âge d’un an ; des facteurs environnementaux et sociaux : on reçoit une éducation qui met en avant ces valeurs ou on évolue dans un milieu violent qui annule ces dimensions ; et des facteurs moraux : nous les puisons dans les croyances, les religions, les normes légales. L’histoire et la sociologie nous ont enseigné que les sociétés qui survivent sont celles où il existe une entraide renforcée.

Il est question à la fois d’avoir la capacité de s’affirmer comme individu, pour ne pas perdre tous ses droits ou s’effacer derrière l’empathie, tout en étant ambitieux, de manière à trouver le bon équilibre pour croire raisonnablement qu’on peut avoir la possibilité d’agir pour s’améliorer et améliorer son environnement.

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