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Grand Angle

Diaspo #140 : De Figuig à Paris, l’incroyable vie de «Papy Chocolat»

L’enfant de Figuig est né avec des dons particuliers : Une belle plume malgré un passage éclair sur les bancs de l’école, et une rare capacité de mémorisation. C’est pour sa mémoire que nous retraçons la vie de «Papy Chocolat» dans ce portrait hommage.

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Jelloul Khiati dans sa maison en France / Ph. Rachida Khiati
Temps de lecture: 4'

Voici l’histoire de Jelloul Khiati, ou «Papy Chocolat» comme l’appellent tendrement ses petits enfants, à qui il offrait à chaque rencontre des petites friandises. Du chocolat, il n’en verra pas durant son enfance. En effet, l’enfant de Figuig, ville de l’Oriental frontalière avec l’Algérie, a vu le jour en 1935. La période et la région imposent une vie faite de frugalité et de restrictions. Malgré la grande famine qui frappe le Maroc (1940-1947) sous Protectorat français, ce cadet d’une famille de six enfants bouillonne de joie de vivre. Il fera un bref passage sur les bancs de l’école primaire où il gardera, tel un butin de guerre, la maîtrise orale et écrite de la langue française. «Aussi loin que l’on s’en souvienne, il a toujours su parler, lire et écrire en français, sans accent et avec une très belle écriture», témoigne sa fille Rachida. Une langue qui l’emmènera presque naturellement à Paris, où il émigrera par ses propres moyens en 1957.

Le jeune homme débutera sa vie professionnelle dans l’industrie automobile, qui à l’époque embauchait à tour de bras. Il passera ainsi chez Simca puis Renault, mais préfèrera quitter le confinement de l’usine pour une mobilité plus épanouissante, dans les ruelles parisiennes. C’est ainsi qu’il devient chauffeur-livreur pour une blanchisserie dans le 12e arrondissement. Plusieurs années au service de ce commerce lui permettront de découvrir et de mémoriser tous les recoins de la capitale française.

Taxi driver

En 1974, Jelloul profite de la politique de regroupement familial pour faire venir son épouse, Fatna, et ses trois fils. Ils vivront de belles années dans le 13e arrondissement. En 1980, alors que la famille s’est agrandie avec un garçon et une fille, celui qui connaît désormais Paris comme sa poche passe son permis de chauffeur de taxi.

«Il en était assez fier, car à l’époque, il fallait apprendre et mémoriser l’ensemble des rues de Paris, des grands monuments, en étant capable d'indiquer où commençait une rue et où elle s’arrêtait.»

Rachida Khiati

Le permis taxi fièrement glissé en poche, il travaille au sein d'une compagnie de taxi, mais très vite, il achète sa licence de taxi avec ses économies, pour travailler à son compte. Le taxi driver qui venait de Figuig continuera à sillonner les rues parisiennes, jusqu’au début des années 2000, pour partir en retraite. Une retraite d’autant plus méritée que Jelloul n’a jamais connu de période de chômage, ni jamais été en arrêt maladie.

«Mon père a toujours été ce qu’on appelle un bosseur. Il ne voulait rien devoir à personne. Et en même temps, il ne voulait pas que ses enfants manquent de quoi que ce soit.»

Rachida Khiati

L’occasion pour le retraité de passer plus de temps dans son pays natal. Le chibani commence a multiplier les séjours dans sa ville natale. Une nouvelle vie qui fait office de cure de jouvence pour le couple. Ce sentiment d’une nouvelle jeunesse subira une première alerte en 2013. Un accident vasculaire cérébral sèmera la panique chez la famille Khiati. Heureusement, le solide gaillard s’en sortira sans séquelle. Mais en 2016, le sort s’acharne sur la joie de vivre du chibani. Un cancer de lœsophage lui sera diagnostiqué. Il subit une opération chirurgicale à Paris, suivie d’un lourd et long traitement.

Photo d’illustration / IstockPhoto d’illustration / Istock

Revoir Figuig et mourir

Fin février 2020, après un cycle de chimiothérapie, et constatant que Jelloul se porte mieux, son oncologue l’autorise à partir au Maroc quelques jours s’aérer l’esprit et reprendre des forces, avant de débuter une nouvelle série pour son traitement, prévue fin mars. L’idée de revoir Figuig a illuminé ses yeux. Et effectivement le séjour a servi de bouffée d’oxygène pour l’octogénaire.

Mais le 20 mars, le Maroc instaure l’état d’urgence sanitaire et le vol retour du couple Khiari, prévu le 22 mars avec la RAM, est annulé. Ce qui va marquer le début d’un long cauchemar pour toute la famille Khiati. Les enfants vont contacter les autorités consulaires françaises au Maroc pour un rapatriement d’urgence dans les rares vols prévus à cet effet. Ils transmettront le certificat de situation établi par l’oncologue à Paris, précisant son état de santé et justifiant de l’urgence médicale. «Il faut savoir que le protocole de chimiothérapie suivi par mon père n’existe pas au Maroc», justifie Rachida Khiati. Le consulat de France à Oujda prend acte de l’urgence sanitaire et met Jelloul Khiati sur la liste des personnes prioritaires.

Vue sur l'oasis du qsar Zenaga de Figuig / Ph. Wikipedia (CC)Vue sur l'oasis du qsar Zenaga à Figuig / Ph. Charaf7 - Wikipedia (CC)

Une vie sur une liste

L’espoir d’un rapatriement prochain va de jour en jour s’effilocher. Les relances quotidiennes resteront sans réponses, jusqu’au jour où on lui signifiera que les vols sont désormais réservés aux Français uniquement,le Maroc n’autorisant pas le retour des binationaux et des marocains résidant en France. Ce coup de bambou a probablement contribué à la dégradation progressive de l’état de santé du chibani. Celui qui connaissait par cœur les rues et monuments de Paris, ne retrouvera pas le chemin du retour vers la France.

«Le 9 avril 2020, mon père qui espérait rentrer auprès des siens et surtout reprendre ses soins nous a quitté. Paix a son âme.»

Rachida Khiati

«Papy Chocolat» laisse ses enfants et petits enfants inconsolables. Il laisse également son épouse en deuil, Fatna, seule au Maroc, elle aussi confinée loin de sa famille. Le nouveau coronavirus a engendré son lot de drames, mais le confinement et les décisions des Etats n’ont pas laissé indemne certaines familles. La disparition de Jelloul Khiati doit nous rappeler que derrière des décisions politiques se jouent des vies qui ne tiennent qu’à un vol, un nom sur une liste d’embarquement. Celui du «taxi driver» de 85 ans a été rayé sans tenir compte de la situation d’urgence.

Tout ceux qui l’ont connu garderons le souvenir d’un homme pieu et généreux, au regard pétillant de joie et de bonne humeur. De ce scénario improbable de ce drame planétaire, jamais Jelloul, de sa belle plume, n’aurait pensé l’écrire. Tout juste avait-il prédit qu’il serait, comme ses aïeux, enterré sur sa terre natale, Figuig. A Dieu nous sommes, à Dieu nous retournons.

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