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Interview

Rachid Benlabbah : «Dessaisir le CPS de la question du Sahara reste la principale réalisation du Maroc durant son mandat»

Dans une interview accordée à Yabiladi, le chercheur marocain Rachid Benlabbah, établi actuellement en Suède, évalue le mandat du Maroc au Conseil de paix et de sécurité ayant expiré le 31 mars. Il analyse également les trois années d’adhésion du royaume à l’UA et la guerre d’influence que se livrent Rabat et Alger sur la scène africaine.

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L’assemblée générale de l’Union africaine, au siège de l’organisation, à Addis-Abeba, en janvier 2016 / Ph. Reuters
Temps de lecture: 4'

Comment évaluez-vous le mandat du Maroc au Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine ?

Le travail effectué par le Maroc au niveau du CPS durant l’année 2018 a coïncidé avec la décision 693 de l’UA (adoptée au sommet de Nouakchott de juillet 2018 sur la question du Sahara, ndlr). Il fallait au royaume s’adapter au fonctionnement d’une organisation complexe, avec sa routine bureaucratique, et en même temps défendre ses intérêts. Force est de constater qu’après une tentative en 2017, le dossier du Sahara n’a jamais figuré sur l’agenda du CPS durant le mandat du royaume. Je me demande par contre comment fonctionne la coordination entre les deux équipes marocaines à l’UA et celle à l’ONU ?

Durant ces deux années de mandat, le Maroc a-t-il réussi à convaincre d’autres Etats africains à adhérer à sa position sur la question du Sahara occidental ?

Briser l’ancrage traditionnel du Polisario en Afrique est l’un des objectifs majeurs de la politique étrangère marocaine, après le retour à l’UA. Durant  ces trois dernières années des pays ont opéré un changement de leur position par rapport à la reconnaissance de la «RASD». Il y a eu les retraits de la Zambie et du Lesotho. Sans oublier que de nombreux pays -sans procéder aux retraits de leurs reconnaissances- adoptent déjà une position de neutralité et de pragmatisme comme le Nigéria, le Rwanda, la Tanzanie et l’Ethiopie.

Compte tenu de ces données, je pense que l’UA peut jouer un rôle actif et impartial dans le conflit saharien. Toutefois, le grand défi pour le Maroc, reste au niveau des pays de la SADC et le pouvoir d’influence exercé par l’Afrique du Sud. Bien que Pretoria cherche actuellement à se reconstruire sur de nouvelles bases.

Comment évaluez-vous l’adhésion du Maroc à l’Union africaine ?

Je pense que durant ces trois années, le Maroc est parvenu à fixer deux grandes orientations à son action continentale. D’abord la question migratoire, hautement liée au champ sécuritaire, dont il a le leadership au sein de l’UA depuis 2018. Et la question climatique à travers la capitalisation sur le Sommet Africain de l’Action, tenu en marge de la COP22 de Marrakech en novembre 2016, soit seulement deux mois avant son retour à l’UA.

Au niveau stratégique, le 31e sommet de l’UA à Nouakchott (juillet 2018) marque un tournant. La décision 693 a en effet dessaisi le CPS de la question du Sahara, établissant une Troïka et statué sur l’exclusivité de l’ONU à examiner ce dossier. De plus et à travers les possibilités que lui offrent l’UA, le royaume a pu mobiliser 37 pays africains pour la Conférence ministérielle africaine en mars 2019 à Marrakech, dont le but justement était de réaffirmer cette exclusivité onusienne. Une place réaffirmée, d’ailleurs, par le président de la Commission Africaine, Moussa Faki, lors de l’investiture de l’Afrique du Sud à la présidence tournante de l’UA au sommet d'Addis-Abeba de février 2020. Si le Maroc était resté en dehors de l’UA, il aurait été difficile pour sa diplomatie d’atteindre ce degré d’efficacité.

J’ajoute que les relations du Maroc avec les Etats africains sont à présent moins dépendantes de la nature des liens de ces pays avec le Polisario. Il est lieu de noter également l’engagement du Parlement et de l’exécutif à défendre les positions du royaume. Les élus laissent de côté leurs litiges quant ils sont en action continentale. En revanche les actions des partis politiques et de la société civile ne sont pas encore à la hauteur. Je pense que l’orientation vers l’humanitaire et l’engagement dans les opérations de soutien à la paix (OSP) devraient contribuer davantage au renforcement de la position du Maroc sur la scène africaine.

Justement, le retour de l'Algérie sur la scène africaine ne menace-t-il pas les acquis réalisés par le Maroc sur la scène africaine tant au niveau du CPS que de l’UA ?

Oui, le président Abdelmadjid Tebboune a fait du retour de son pays en Afrique l’un des piliers de son mandat. Néanmoins, le chef de l’Etat a été rattrapé par la crise que connait son pays. Sans oublier que la diplomatie algérienne n’a pas réellement renouvelé ses compétences en formant une nouvelle génération de diplomates africanistes. Cette ambition algérienne de retour en Afrique me semble exagéré. Pour rappel, le pic de l’influence de l’Algérie au niveau du continent a été enregistré en 1982 et récemment en 2015 lorsqu’elle avait convaincu les membres du Conseil de paix et de sécurité à adopter des décisions extrêmement négatives pour le Maroc.

Je pense que cette ambition du voisin de l’Est devait bénéficier autant de la position de l’Afrique du sud, l’actuelle présidente tournante de l’UA et membre provisoire du Conseil de Sécurité de l’ONU, et sur la fin de mandat du Maroc au CPS alors que l’Algérie y siègera jusqu’au 31 mars 2022.

Mais cette ambition de reconquérir du terrain ne fait-elle pas face à certains obstacles d’ordre local et régional….

En début 2020, la diplomatie algérienne s’est activée, notamment sur le dossier libyen et le Sahel après le recul de l’hégémonie régionale de l’Algérie enregistré à partir de 2013. Mais cette mobilisation butte sur la réalité d’un changement radical des perceptions et des priorités en Afrique, en matière de développement et d’intégration économique, de stabilité et d’alternance politique régulière, d’inquiétude devant la résurgence des tendances séparatistes.

Elle butte aussi sur le fait que le Maroc a réintégré l’UA. Désormais, il peut agir de l’intérieur et construire des alliances permanentes ou occasionnelles selon les intérêts. Ce que le royaume a déjà entreprit.

Alger aura beaucoup de difficultés à déployer une politique étrangère ambitieuse alors qu’au niveau national, elle fait face au Hirak, qui dure depuis le 22 février 2019, et à une crise économique qui s’aggrave à cause de la chute des prix du pétrole sous la menace imprévisible de la pandémie Covid-19.

A propos de Rachid Benlabbah

Rachid Benlabbah est chercheur à l’Institut des études africaines de Rabat. Actuellement, il est établi en Suède en sa qualité de consultant. Il est également collaborateur du Centre de compétence afrique subsaharienne-programme paix et sécurité.

Auteur des livres : «Le jihadisme. Eléments de Compréhension» ; «Compétence médiatique du courant jihadiste» et «Politique identitaire et religieuse en Mauritanie». Il prépare actuellement un ouvrage collectif sur la CEDEAO.

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