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Grand Angle

Au Maroc, le «victim blaming» un second viol pour les victimes

A chaque affaire de viol ou d’agression sexuelle rendue publique, certains internautes s’en donnent à cœur joie pour décrédibiliser la parole de la victime et maintenir la honte dans son camp. Les militantes féministes et les associations de défense des droits des femmes réclament que cette honte change de camp.

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Photo d'illustration. / Ph. Sam Deadrick – The State Press
Temps de lecture: 3'

La plainte pour viol déposée par une journaliste française installée au Maroc contre Ali Bedar, consultant en communication digitale pour le parti du Rassemblement national des indépendants (RNI), relance le débat sur la manière dont la société marocaine perçoit les victimes de violences sexuelles. Sur les réseaux sociaux, des internautes ont remis en cause le témoignage de la victime présumée dans le cadre de cette affaire, érigeant la Toile en tribunal médiatique.

Un traitement qui n’est pas sans rappeler celui qui avait été réservé à Laura Prioul, la jeune femme de 24 ans qui avait porté plainte pour viol avec violences contre le chanteur marocain Saad Lamjarred, en octobre 2016 à Paris. Face à la salve d’insultes et de menaces de mort qu’elle avait reçue, elle avait été contrainte de changer de domicile et de numéro de téléphone, et de fermer ses comptes sur les réseaux sociaux. Certains médias – marocains notamment – avaient activement participé à une campagne particulièrement virulente à son encontre, inventant de fausses informations pour nuire à sa réputation.

Une honte inversée

Ce phénomène a un nom : le «victim blaming», une culture de blâme des victimes de violences, sexuelles en l’occurrence, dont la société marocaine est très imprégnée, rappelle la sociologue Sanaa El Aji, auteure de «Sexualité et célibat au Maroc : pratiques et verbalisation» (Éd. La Croisée des chemins, 2018). «Traditionnellement, la société marocaine considère une femme victime de viol comme étant elle-même source de honte pour sa famille», souligne-t-elle. 

«On se souvient de l’affaire Amina Filali: la loi marocaine permettait alors de marier une femme violée à son violeur parce qu’on considérait qu’elle avait perdu ce qu’elle avait de plus précieux dans la culture traditionnelle, à savoir sa virginité. En l'épousant, le violeur devenait alors un bienfaiteur parce qu’il sauvait la victime du déshonneur. A l’inverse, c’est sur la femme victime que pesait la honte.»

Sanaa El Aji

L’affaire Amina Filali fait référence à cette adolescente originaire de Larache, près de Tanger, qui s’était donné la mort en mars 2012 après avoir été contrainte d’épouser son violeur, conformément à l’alinéa 2 de l’article 475 du code pénal marocain de l'époque. Ce dernier stipulait que «lorsqu’une mineure nubile enlevée ou détournée a épousé son ravisseur, celui-ci ne peut être poursuivi que sur la plainte de personnes ayant qualité pour demander l’annulation du mariage et ne peut être condamné qu’après que cette annulation du mariage a été prononcée». Il avait été abrogé deux ans après l’affaire et la très forte indignation qu’elle avait provoquée au sein de la société marocaine, le 22 janvier 2014.

«Il y a des gens qui n’ont de modernistes que les discours»

Pour Sanaa El Aji, le développement des réseaux sociaux a encouragé ce phénomène de «victim blaming». De nombreuses femmes victimes font ainsi l’objet de commentaires dégradants sur leur physique, certains internautes estimant qu’elles «n’ont pas pu» être violées. «On s’en prend à leur physique ou à leur âge pour se moquer d’elles et décrédibiliser leurs témoignages. C’est comme s’il n’y avait que certaines femmes répondant à certains critères de beauté qui étaient susceptibles de subir des violences sexuelles», indique la sociologue. Quant aux internautes qui auraient pu émettre l’hypothèse d’un complot fomenté par la journaliste française contre Ali Bedar – car consultant auprès du RNI – Sanaa El Aji la balaye d’un revers de main.

«Les violences sexuelles contre les femmes sont perpétrées aussi bien dans les rangs des islamistes, des conservateurs, des laïcs, des militants de gauche et des droits humains, parce que oui, des prédateurs sexuels, il y en a partout. Dans cette tendance de remise en cause de la parole des victimes, on retrouve ainsi donc des militants des droits humains et des gens de gauche. Il y a des gens qui n’ont de modernistes que les discours».

Sanaa El Aji

De son côté, Khadija Rebbah, membre fondatrice de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM), estime que la loi de lutte contre les violences faites aux femmes n’a pas été conçue «en harmonie avec la constitution», déplorant qu’elle «ne garantisse aucune protection» aux femmes victimes de violences sexuelles. Et d’ajouter : «L’ADFM a fait beaucoup de plaidoyers depuis les années 90 pour que les violences envers les femmes ne soient plus un tabou, et pour que nos lois soient conformes aux conventions internationales. Or nous ne pouvons atteindre un public plus large que celui que nous touchons déjà, tout simplement parce que nous n’en avons pas les moyens. L’État, lui, les a !»

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