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Interview

«Prévention et prise en charge des enfants en situation de rue doivent être parallèles» [Interview]

Médecin de formation, sociologue et anthropologue, Chakib Guessous a récemment signé une enquête sociologique sur les enfants SDF au Maroc. Intitullé «Enfants en situation de rue», ce travail qui a duré cinq ans interpelle sur l’urgence non seulement de prendre en charge les enfants, mais aussi de prévenir les nouvelles sorties à la rue.

Publié
Chakib Guessous, lors la signature de son livre «Enfants en situation de rue» (éd. Marsam), le 19 décembre 2019 à Casablanca. / Ph. MAP
Temps de lecture: 4'

Combien de temps cette étude a demandé ?

Ce travail a duré cinq ans, en fonction du temps nécessaire à chacune des recherches qui nous a permis d’enrichir l’étude. Celle sur les causes de sortie de enfants à la rue a été la plus longue, parce que nous avons travaillé avec une matrice hétérogène dont la constitution a elle seule a nécessité un an. Cette recherche adopte une démarche qualitative, car l’étude quantitative, adoptée ici mais partiellement, ne nous permet pas d’établir le nombre global d’enfants en situation de rue au Maroc, ce qui nécessite des moyens étatiques que notre association n’a pas. En revanche, l’échantillon sur lequel nous avons travaillé nous a permis de dresser un pourcentage d’adultes, d’enfants, de femmes et d’hommes en situation de rue, le nombre d’années passées dans la rue, à partir de quel âge à peu près cette sortie de rue s’opère.

Quels sont les principaux constats dressés par l’étude ?

Toutes les précarités peuvent pousser à la rue et le cumul des précarités est un facteur important. Les enfants en situation de rue cumulent généralement huit précarités, certains arrivant jusqu’à 12. Les deux principales qui représentent plus du tiers sont la violence familiale puis celle de l’école, qu’elle soit physique, psychologique ou verbale. La violence des parents se répercute beaucoup sur les enfants et les pousse à trouver refuge dans la rue, en plus de l’iniquité au sein du foyer, parfois parce qu’on n’a, par exemple, pas voulu de cet enfant à la base. La recomposition familiale peut être également un élément déterminant, dans le cas du décès de l’un des deux parents ou du remariage d’un géniteur.

Nous avons également constaté que l’âge de 27% de ces cas se situe entre 10 et 20 ans. La pyramide des âges de la vie dans la rue nous a par ailleurs indiqué que les enfants de moins de dix ans représentent 2 à 3%. Nous observons un pic de sortie à la rue à l’âge de 11 ans. Aussi, plus de la moitié des enfants en situation de rue sont accros à un produit psychoactif. En moyenne, chaque habitant (enfants et jeunes) de la rue accumule la consommation de trois à quatre types de drogues.

Avez-vous remarqué des pratiques d’exploitation visant les enfants en situation de rue (détournement de mineurs, traite des êtres humains, mendicité…) ?

Tous ceux qui vivent dans la rue cherchent de quoi vivre. Le premier réflexe est donc de demander l’aumône, donc même les enfants le font. Certains adultes mendient avec leurs bébés. Ce ne sont pas les enfants qui décident, mais certains parents louent aussi leurs petits à la journée.

Par ailleurs, il faut savoir que la sortie des enfants à la rue se fait plus souvent après un abandon scolaire. Cela s’opère dans une période où le comportement de l’enfant commence à changer, soit en devenant agressif, soit en étant de plus en plus distrait. Si l’enseignant attire l’attention d’un travailleur social pour comprendre les raisons de ce changement, il s’avère que la source du problème est au sein de la famille, ce qui nous place en quelque sorte dans un cercle fermé lorsqu’on veut analyser ce phénomène.

Peut-on dire que le phénomène des enfants en situation de rue est en recrudescence, après avoir été pris en main surtout par la société civile ?

La recrudescence existe, oui. L’urbanisation y est pour beaucoup, car elle implique que des familles rurales se déplacent vers les grandes villes, où elles doivent s’adapter à un nouveau mode de vie obligeant les deux parents à travailler. Les enfants, habitués à un douar où tout le monde se connaît, se retrouvent dans une ville où ils ne connaissent personne, passent moins de temps avec leurs parents actifs, ce qui est perturbant. De plus, les difficultés économiques liées à cette situation peuvent parfois rendre les parents mal à l’aise et ce malaise se transmet aux enfants. L’urbanisation a un rôle important d’autant plus que les premiers cas d’enfants en situation de rue ont été révélés à Casablanca et dans les grandes villes. 

Au niveau des associations, nous observons en effet que leur nombre s’accroît. Aujourd’hui, les cas sont observés même dans des petites villes comme Taroudant ou des agglomérations semi-rurales. C’est donc un phénomène de grande envergure sur lequel il faut s’atteler à tous les niveaux.

Des stratégies nationales ont été conçues, mais comment limiter efficacement ce phénomène, de manière concrète ?

Il y a des enfants en situation de rue et il faut que leurs cas soient traités. Mais en parallèle, un travail de prévention doit être fait. Cela est possible à travers les centres de la Jeunesse et des sports, les structures de proximité existantes, qu’elles soient des maisons de jeunes ou des terrains de sport. Malheureusement, ces structures restent souvent fermées, notamment les week-ends et les périodes de vacances scolaires. Pour moi, un centre culturel ou sportif doit être constamment accessible, car c’est une structure de prévention contre la sortie des enfants et des jeunes à la rue. Nous-mêmes dans le cadre de l’Association Riad Al Amal qui s’occupe d’enfants en situation de rue, nous somme collés à une structure de la municipalité, mais il nous est juste impossible d’y accéder pour faire bénéficier les enfants, car elle est toujours fermée. Nous sommes aussi à 100 mètres d’une structure de la Jeunesse et des sports, mais c’est pareil.

Un autre élément de prévention doit être pris en compte par l’Education nationale. Chaque fois qu’un enseignant remarque une perte de rythme chez l’un de ses élèves, il doit pouvoir trouver une structure de travail social à qui il signale ces cas, avant que les enfants ne basculent dans la rue.

J’insiste beaucoup sur la prévention transversale car si l’on ne s’y prend par en amont, on ne pourra pas limiter ce phénomène. Ces mesures doivent être prises parallèlement à une prise en charge des enfants qui sont déjà dans la rue, car plus ils y passeront de temps et plus difficilement ils seront récupérables. Ce temps est très rapide car un enfant qui a passé déjà trois ans dans la rue nécessitera au moins dix ans pour être réinséré à la société. Les associations doivent être aidées dans cette démarche, car elles font un travail dont on ne mesure pas l’importance capitale.

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