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Tribune

Le rap des frères musulmans, une modernité à l'authentique

Du rap ikhwangi ( «frérot», pour «frère musulman») ??? Au moment d’en proposer l’écoute aux lecteurs de son blog, The Arabist, un homme aussi avisé qu’Issandr El Amrani ne peut s’empêcher de se demander s’il faut prendre la chose au premier ou au second degré ! Hommage sincère à la Confrérie ou plaisanterie, voire satire cruelle ?

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Apparemment, il faut prendre au sérieux ce rapikhwangi qui, en associant le flow caractéristique du hip-hop à des incrustations de chants religieux de type nashid, fait l’éloge du parti Justice et liberté, «calomnié pendant 80 ans» et sorti vainqueur des récentes élections en Égypte. En définitive, bien plus que l’œuvre elle-même, tout de même assez médiocre, ce qui mérite d’être commenté, c’est bien l’interrogation des uns et des autres devant cet oxymore : le rap islamiste.

De fait, il y a de quoi se poser des questions. Jusqu’à présent, la «doctrine» officielle c’est que l’islam politique et le rap ne font pas bon ménage, c’est le moins qu’on puisse dire ! A Gaza par exemple, les rappeurs locaux voient régulièrement leurs concerts interdits par le Hamas (article en arabe). A l’inverse, comme on le signalait dans le précédent billet, on ne compte plus les articles dans les médias pas forcément consensuels (mainstream) qui font l’éloge des rappeurs du «printemps arabe», comme une sorte d’antidote aux tentations de l’islam radical…

C’est notamment la thèse d’un livre (auquel on ne fera pas de publicité), dont Ted Swedenburg fait une critique ravageuse pour Merip (Middle East Research and Information Project). Rappelant combien il est exagéré de faire du rap arabe la «première voix de la contestation» reprise dans tous les soulèvements arabes, l’auteur de Hawgblawg montre notamment comment un discours aussi hagiographique, qui ne retient que la critique des rappeurs locaux sur les problèmes internes de leur société, permet de faire une impasse totale sur tout ce qui relève d’une analyse en termes de géopolitique internationale, où les politiques occidentales sont pourtant largement critiquées par les rappeurs (à l’image d’autres musiques contestataires, cheikh Imam par exemple, qui n’ont pas autant les faveurs des oreilles journalistiques !)…

Précisément, on ne peut que recommander la lecture d’un autre article (également en anglais) par Nouri Gana. Dans Jadaliyya, cet universitaire californien (assez probablement d’origine tunisienne) revient sur le phénomène du Rap Rage Revolt, essentiellement à partir du cas tunisien. Son point de départ est une réponse (opportuniste ?) de Rachid Ghannouchi, le dirigeant de Ennahda (le principal parti «islamiste» tunisien), affirmant dans un entretien à la radio qu’il préfère le rap au mezoued. Déclaration en apparence étonnante dans la mesure où le rap, comme on l’a vu, n’est en principe guère «hallal» alors que le mezoued est souvent estampillé comme une musique populaire, plutôt en opposition avec les formes «légitimes» de la culture des élites…

Si ce n’est que le côté protestataire du mezoued a justement beaucoup  disparu tout au long du règne de Ben Ali qui avait soutenu la «starification» d’une forme musicale débarrassée de tout esprit de révolte. Dans le même temps, le rap tunisien, pas forcément si contestataire que cela à ses débuts, s’est dirigé, surtout à partir de 2010 nous dit Nouri Gana, vers une critique de plus en plus féroce du népotisme, de la corruption et de la répression policière. Et plus celle-ci  s’attaquait à toutes les formes d’opposition, à commencer par celles de l’islam politique, plus les rappeurs locaux ont pris leur défense dans leurs textes, y compris par conséquent dans leurs thématiques islamistes.

Parmi les exemples mentionnés par Nouri Gana, on retiendra notamment le rappeur Balti pourtant proche du régime (voir cet article sur le site Tunisian Rap). Dans la chanson qui porte le même titre (en franco-tunisien dans le texte), il se livre à une critique de certaines Tunisiennes «passe-partout»,  «trop» libres (sexuellement)… On imagine les débats suscité par cette lecture de type «islamiste» de la morale publique dans une société où la question de l’émancipation féminine est politiquement explosive… Dans la même veine, l’auteur de Rap Rage Revolt s’arrête surtout sur le cas d’un autre rappeur, Psycho M, à qui il est arrivé de participer à des meetings du parti Ennahda, notamment en avril dernier. Une apparition qui a provoqué d’ailleurs la colère de «laïcistes» (pour aller vite), s’indignant des paroles d’une chanson (La guerre psychologique), où il est question de kalachnikov à propos de ceux qui s’en prennent à l’islam dans les médias (celui qui est visé, est-ce seulement au sens métaphorique du terme, c’est Nouri Bouzid, le metteur en scène de Making of kamikaze, film raté réalisé sous l’ombre du régime Ben Ali – et avec l’aide de la France – où l’on voit un jeune rappeur, Bahta, se faire embrigader par des islamistes caricaturaux. (Voir à ce sujet un article The Grand (Hip-Hop) Chess board. Race, Rap and Raison d’État par Hishaam Aidy, toujours dans Merip).

Pour comprendre combien le rap et l’islam politique peuvent faire bon ménage (même si Psycho M se défend d’être «encarté» chez Ennahda), il faut écouter attentivement le titre Manipulation : toute l’histoire du monde arabe moderne depuis le début du XXe siècle, revue à la lumière d’un islam outrageusement politique, défile durant les 15′ de texte écrit par un rappeur qui y affirme, entre autres choses, que «ce qui [le] fait bouger c’est la foi» et qu’il n’y a «pas d’autre solution que l’islam».

Bien entendu, le développement  aujourd’hui d’un courant plus ou moinsikhwangi ne signifie pas pour autant la disparation des autres voies/voix du rap arabe. D’ailleurs, l’arrestation il y a quelques jours du rappeur tunisien, Volcanis – en raison de ses critiques de l’actuel gouvernement ou bien pour une affaire de drogue, selon les différentes versions – nous rappelle que cette musique reste fondamentalement rebelle. Mais puisque le monde arabe a déjoué toutes les attentes et/ou les prédictions, d’abord par ses soulèvements, puis par ses choix politiques lors des premières consultations électorales véritablement pluralistes, il devient urgent, comme le montre la scène rap régionale, de supprimer de nos grilles d’analyse toute une série d’oppositions binaires visiblement inopérantes. À commencer par le couple «rap libérateur vs barbus rétros», sur le mode de l’insupportable et plus que jamais inutile «authenticité vs modernité» (أصالة /حداثة).

Sur cette thématique (mais avec un regard assez différent), on peut lire aussi un billet sur le siteRevolutionary Arab Rap, un blog qui a, entre autres intérêts, celui de proposer les paroles (en anglais et en arabe) de pas mal de titres. Réservés aux arabophones (sauf si un lecteur à le courage de se coller à la traduction !), les paroles de Passe-partout  qu’on peut visionner ici et surtout, ci-dessous, celles de Manipulation (qui défilent avec la chanson, ce qui fait un excellent exercice de lecture enarabizi !

Visiter le site de l'auteur: http://cpa.hypotheses.org/

Tribune

Yves Gonzales-Quijano
Sociologue
Culture et politique arabes  
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