C’est un fait bien établi : l’affection des Marocains pour les pratiques traditionnelles en matière de santé explique que beaucoup parmi eux les substituent aux soins médicaux, en particulier dans les milieux ruraux. Pourtant, pour Marc-Eric Gruénais, anthropologue et professeur à l’université de Bordeaux, ce que l’on présente comme un «fait» n’est rien d’autre qu’une «idée reçue» : non, les Marocains ne raffolent pas des approches traditionnelles au point de se priver de l’expertise des professionnels de santé, et en premier lieu des médecins. «Sur ça, je suis très affirmatif», nous dit-il.
«J’ai l’habitude de vouloir tordre un peu le cou à l’idée selon laquelle si les gens ne vont pas dans les structures de soins, c’est à cause des traditions. Le recours à des approches traditionnelles existe, mais il n’est pas forcément le plus privilégié. Les gens ont depuis longtemps le réflexe de se rendre dans les structures de santé», nous explique Marc-Eric Gruénais, coauteur, avec l’anthropologue Élise Guillermet, d’une étude intitulée «Décider d’accéder à des soins de santé au Maroc. Á propos du ''premier délai''» (2018).
Celle-ci a été réalisée dans la province de Figuig, la province d’Azilal et la ville de Salé. «Les études que j’ai menées aussi bien au Maroc qu’en Afrique subsaharienne montrent que, dès lors que les gens savent qu’il y a un médecin dans un centre de santé, même s’ils habitent dans un endroit reculé, ils y vont», ajoute-t-il.
Parfois, le recours aux pratiques traditionnelles est plutôt celui de la dernière chance, du dernier espoir lorsque les familles n’ont pas trouvé de réponse satisfaisante auprès des professionnels de la santé. «C’est parfois par dépit, ou en complément, qu’ils se tournent vers ces méthodes», précise Marc-Eric Gruénais.
Dans leur étude, les deux anthropologues soulignent que «les réticences des femmes à accoucher en milieu surveillé et à recourir à des soins de santé en cas de complications s’expliquent aussi par le manque de personnels qualifiés au niveau des soins primaires, les attitudes des personnels de santé, la négligence et la mauvaise qualité des traitements médicaux, le peu d’informations délivrées aux femmes».
Un parcours jalonné d’obstacle pour les femmes
Les parcours de soins ne sont en revanche pas les mêmes selon si on est une femme ou un homme. «Etre femme n’est pas un facteur explicatif, en tant que tel, de parcours de soins spécifiques, et le genre influe différemment sur les situations selon les contextes», précise l’étude.
Lors des entretiens menés par les auteurs auprès des femmes, trois éléments sont ressortis : «le lieu de résidence et sa proximité avec le centre de santé, le statut matrimonial lié au statut socioéconomique, et la situation dans la hiérarchie générationnelle.»
«Ce qu’on a remarqué au Maroc (et ailleurs), c’est que les contraintes auxquelles les femmes ont affaire et leurs capacités de décision sont extrêmement variables, principalement selon l’âge. Une jeune femme encore célibataire et – pire au Maroc –une femme célibataire avec un enfant aura une latitude de décision bien inférieure à une femme mariée et/ou âgée. La question de l’âge est importante : les femmes âgées, les belles-mères ont en général un rôle très influent sur les capacités de décision des femmes plus jeunes», note Marc-Eric Gruénais.
Quant à la proximité, facteur souvent déterminant dans l’accès aux soins, elle n’est cependant pas toujours suffisante, ainsi que le décrivent les deux auteurs :
«Celles qui, bien qu’habitant à proximité du centre de santé, n’ont pas de revenu fixe (elles ne travaillent pas elles-mêmes, leur mari ne bénéficie pas d’une rémunération suffisante ni d’une couverture médicale, ayant une activité dans le secteur informel, et leurs enfants ne participent guère à leurs frais quotidiens) se trouvent dans des situations plus difficiles, surtout les femmes seules (veuves, divorcées, célibataires) qui ont des enfants à charge. Elles peuvent a priori aller et venir sans avoir à rendre de compte, mais la nécessité d’avoir une activité économique contraint leurs horaires. Les parcours de ces femmes sont morcelés, interrompus, aléatoires.»
Ces femmes sont donc contraintes d’opérer ni plus ni moins une sélection des médicaments et des examens prescrits, et ne peuvent «faire face à la prise en charge médicale simultanée de plusieurs membres de leur foyer». Si elles sont «actrices de leurs choix», ceux-ci sont cependant extrêmement réduits.
Pas toujours mieux dans les villes
Dans les centres urbains, la situation n’est pas toujours meilleure. Si les centres de santé sont effectivement à proximité des habitations, encore faut-il pouvoir s’y rendre. Faute de violentes intempéries ou d’axes routiers peu sécurisés, beaucoup préfèrent s’abstenir de se déplacer jusqu’aux centres de santé, surtout si on doit s’y déplacer la nuit.
Marc-Eric Gruénais et Elise Guillermet soulignent également d’autres complications, liées notamment à «des risques de désorganisation temporaire de la cellule domestique qui peuvent être liés à une absence prolongée du foyer (nécessité de trouver un substitut pour l’exécution des tâches quotidiennes et le gardiennage des enfants)».
«Il ne faut pas croire que les femmes sont totalement ignorantes, soumises aux hommes, mais elles sont liées à eux. Elles font face à une autonomie économique très relative et à des contraintes économiques importantes. Que choisissent-elles de privilégier ? Leur santé ? Celle de leurs enfants ? Ce sont des situations très délicates», ajoute Marc-Eric Gruénais, rappelant au passage que le Ramed est, à certains égards, défaillant. Les populations enclavées sont les premières à en subir les conséquences.
Sans doute la situation est moins délicate pour les hommes, qui ont une autonomie financière et de décision supérieure à celle des femmes, fait remarquer le chercheur. «Les parcours de soins des hommes sont raccourcis du fait de leur plus grande mobilité liée à leurs activités économiques», lit-on dans l’étude.
Et d’ajouter : «En milieu rural, les jours de marché permettent de cumuler les démarches commerciales, administratives et sanitaires.» Les hommes sont enfin ceux qui connaissent le mieux le coût des soins de santé. En revanche, les entretiens ont montré que les femmes sont nombreuses à avouer ne pas connaître le montant des dépenses occasionnées. C’est là un autre élément de supériorité des hommes sur les femmes.