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Grand Angle

Fikra #33 : A Tiznit et Taza, la dispersion des migrants au service d’un agenda sécuritaire

Pendant deux ans et demi, la chercheuse Sofia El Arabi a arpenté ces deux villes à la rencontre des migrants refoulés depuis les villes du Nord. Elle fait l’analyse de cette politique de dispersion qui conjugue deux axes diamétralement opposés : sécurité et humanité.

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Des migrants subsahariens dans un bois. / DR
Temps de lecture: 4'

«Nous ne serons pas le gendarme de l’Europe.» Nasser Bourita, ministre des Affaires étrangères, l’avait assuré en décembre 2018, alors que Marrakech adoptait le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières. Pourtant, l’approche sécuritaire dans le dossier migratoire est régulièrement dénoncée par les ONG, notamment la section de Nador de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), qui épingle les violations des droits des migrants, principalement subsahariens.

Cette approche sécuritaire est devenue l’un des axes de la politique migratoire du Maroc, qui n’en a pas pour autant le monopole, indique Sofia El Arabi, doctorante au Laboratoire de recherche ENeC (Laboratoire Espaces, Nature et Culture) de l’université Paris-Sorbonne. Entre janvier 2017 et novembre 2019, elle a mené des études de terrain à Tiznit et Taza. De ses observations, elle a fait une thèse intitulée «Politique de dispersion et enjeux d’intégration socio-économique et spatiale des migrants subsahariens dans les villes moyennes au Maroc : entre errance, lutte pour la reconnaissance et hospitalité». Auprès de notre rédaction, elle explique que «le traitement sécuritaire est devenu, de facto, la norme de régulation et de gestion des flux migratoires subsahariens».

La dispersion des migrants est une stratégie politique qui s’appuie sur deux clefs de voûte pourtant diamétralement opposées, voire irréconciliables : l’une sécuritaire ; l’autre humanitaire. Cette politique a une double fonction : «Pour contrôler les flux migratoires, il faut disperser les migrants dans des villes éloignées en vue de les dissuader de rejoindre l’Europe. Ceci permet également de soulager la pression au niveau des points de fixation et réduire les campements informels dans les métropoles marocaines», explique la chercheuse.

Spectateurs de leur propre sort

L’approche humanitaire consiste quant à elle à disloquer les migrants et leur «pouvoir organisationnel», ainsi que leurs regroupements collectifs temporaires dans les grandes villes comme Tanger, Rabat, Casablanca pour limiter les regroupements susceptibles de devenir problématiques, aussi bien au sein des communautés migrantes elles-mêmes que dans leurs interactions avec la population marocaine, afin d’éviter des tensions qui débouchent parfois sur des cas de violences et d’agressions.

«La politique migratoire marocaine conjugue ces deux logiques en vue de garantir le maintien de l’ordre public, notion à géométrie variable. La dispersion nous révèle que la loi se transforme en technique de contrôle du comportement et des mouvements des migrants et que la politique migratoire fait naître une tension entre des intérêts antagonistes : ceux de l’Etat d’une part ; ceux des migrants d’autre part», analyse encore Sofia El Arabi. Au-delà du volet juridique qu’implique le phénomène de dispersion, ce dernier obéit à des dimensions multiples, «notamment émotionnelles, symboliques, contingentes et plutôt imprévisibles».

La chercheuse Sofia El Arabi lors de ses enquêtes de terrain à Taza et Tiznit. | DRLa chercheuse Sofia El Arabi lors de ses enquêtes de terrain à Taza et Tiznit. | DR

Autant de paramètres dont les politiques migratoires font peu cas, reléguant au contraire les migrants à des spectateurs de leur sort, à des «acteurs passifs», plutôt que d’en faire des acteurs «dotés de capabilités, de compétences pour s’intégrer, en dépit de la contrainte institutionnelle, dans des villes moyennes où ils développent des attaches affectives, des stratégies de survie et une civilité de transit». In fine, la migration n’est qu’une «source de négociations» entre le Maroc et ses partenaires de l’Union européennes, et la dispersion, un aspect d’un phénomène sous-jacent qu’est la migration. «Ce phénomène important de dispersion est malheureusement perçu (y compris dans le champ scientifique) comme un épiphénomène lié à une stratégie conjoncturelle ou seulement une séquence accidentelle de déplacements de migrants subsahariens en transit, en oubliant ses effets dans la durée», déplore la chercheuse.

«Le migrant a une valeur absolue»

Les enquêtes de terrain qu’elle a menées ont fait ressortir un constat sans équivoque : «L’accueil est mis de côté en faveur d’impératifs sécuritaires, ce qui met les migrants au ban». D’où la nécessité d’orienter la politique migratoire vers une organisation de la dispersion des migrants : des villes du Nord, ils doivent être conduits vers des villes «plus viables économiquement», le tout dans une perspective d’intégration à long terme. «Il faut également fournir une assistance humanitaire nécessaire à la survie en attendant que la situation administrative des migrants se régularise», préconise Sofia El Arabi. Encore faut-il disposer d’une politique d’accompagnement et d’accueil.

«Si l’Etat décide de faire prospérer la politique de dispersion dans les années à venir et ce, quelle que soit la cohérence ou la fermeté assumée de sa politique migratoire, il convient de l’encadrer dans le champ des possibles et du raisonnable en conformité avec la préoccupation humanitaire et la dignité. Le migrant a une valeur absolue ; elle devrait ainsi s’opérer par la pleine et juste mesure de ce que sont les besoins et difficultés des migrants dans les villes moyennes.»

Sofia El Arabi 

L’étude des villes moyennes, en l’occurrence Taza et Tiznit, a fait ressortir «des marges d’intervention et d’engagement des acteurs locaux en matière d’accueil», mais a également mis au jour les limites d’une expérience dans laquelle le migrant est esseulé, caractérisée par «le désengagement et la déresponsabilisation de l’acteur politique». Sofia El Arabi d’ajouter : «Ceci devrait irriguer les réflexions des décideurs politiques en revisitant tout ce qui n’a pas été pensé, anticipé auparavant en menant les opérations de déplacement forcé.»

Des conditions de vie alarmantes

A contrario, le dispositif actuellement déployé trahit un manque de connaissances du vécu des migrants dans les villes moyennes, et que la doctorante juge, au passage, «insensible à leur lutte quotidienne pour la survie». Et d’ajouter : «La vulnérabilité des migrants dans les villes moyennes est aujourd’hui un fait avéré, du fait des conditions de vie alarmantes et de la fragilité nourrie dans des espaces d’attente psychique, physiologique, socio-économique, juridique. Les enquêtes et observations empiriques que j’ai menées dans les villes moyennes ont été symptomatiques d’un continuum de l'éphémère, de l'incertitude, d’une invisibilisation des migrants et tous les moyens sont bons pour restreindre la présence illégale dans les métropoles.»

Actuellement à Tiznit, 32 tentes sont installées dans le centre-ville et occupées par plus de 150 migrants, dont des femmes enceintes ou accompagnées de leurs enfants, d’après Sofia El Arabi. «Ils occupent un camp négligé, équipé du strict minimum, marqué par la précarité, l’informalité et l’illégalité.»

Elle plaide ainsi pour une politique migratoire humanisée ; non pas à coups de dispositifs sécuritaires en tout genre. «La politique migratoire doit être réaliste, rationnelle dans la gestion du phénomène migratoire, compassionnelle et non animée par des finalités courts-termistes et réactives. Pour ce, elle doit s’orienter vers des stratégies cohérentes dont l’assise est la personne humaine, qu’elle place le migrant au cœur de ses lois et qu’elle priorise l’éthique de la responsabilité et de l’hospitalité.»

L'auteure

Sofia El Arabi est doctorante au Laboratoire de recherche ENeC (Laboratoire Espaces, Nature et Culture) de l’université Paris-Sorbonne. Elle est également enseignante vacataire au sein de l’unité de formation et de recherche (UFR) de géographie de la Sorbonne pour assurer les enseignements «Populations du monde : espaces, dynamiques et migrations» et «La géographie dans les sciences humaines et sociales» avec des étudiants de licence.

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