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Grand Angle

Fikra #32 : Qui sont les membres d'ONG internationales au Maroc ?

La sociologue de l’humanitaire Chadia Boudarssa décrit des salariés ou bénévoles en quête d’une authenticité qu’ils estiment avoir perdue en Occident. Elle évoque aussi une volonté d’intégration telle, qu’elle fait parfois l’objet de fortes injonctions.

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Des volontaires du centre EPIDE de Val-de-Reuil participant à un chantier de rénovation au Maroc. / Ph. EPIDE
Temps de lecture: 4'

Les migrants au Maroc ne sont pas que Subsahariens, demandeurs d’asile ou réfugiés syriens, fuyant la guerre ou l’instabilité. Ils sont aussi Américains, Européens, et beaucoup viennent dans le cadre d’ONG internationales. Chadia Boudarssa, sociologue de l’humanitaire, en a rencontré 68 dans le cadre d’une thèse intitulée «Le personnel des ONG internationales au Maroc : l’expérience cosmopolite à l’épreuve ?». Elle a brossé le portrait de ces expatriés, eux aussi migrants, a abordé avec eux leur rapport au Maroc et aux Marocains, le regard qu’ils portaient sur le pays, et leurs attentes. Une, du moins : la rencontre avec l’autre.

«Dans un premier temps, il est important de se rappeler que dans le champ de la solidarité internationale, la réussite de la mission passe par la réussite de son expatriation. C’est véritablement une injonction qui impose non seulement la rencontre avec l’autre dans le pays d’accueil, mais également le fait d’avoir des relations qualitatives avec les habitants. L’idée, c’est un décentrement de soi-même pour aller à la rencontre de l’autre, de la population», explique Chadia Boudarssa.

Salariés d’ONG, adolescents en séjours de rupture, volontaires du service civique, bénévoles… La sociologue dit avoir décelé auprès de ses interlocuteurs, jeunes et moins jeunes, «une injonction à la réussite de la rencontre avec l’autre». Ce que la chercheuse nomme «expériences cosmopolites» se définit par une appétence, une posture pour l’«Autre». Il faut dire aussi que pour beaucoup de ces bénévoles ou salariés, le Maroc, de par sa familiarité, s’est imposé comme un choix évident. «Beaucoup étaient Franco-Marocains et avaient déjà voyagé au Maroc et avaient envie d’y retourner en tant que bénévoles ou salariés dans des organisations caritatives», souligne la sociologue. Elle ajoute : «Le Maroc recouvre tout un imaginaire. C’est un pays proche. Le Maroc, il est en France avec les Français d’origine marocaine.»

Un désir de cosmopolitisme que partagent aussi les Marocains

Pour Chadia Boudarssa, ces «expériences cosmopolites» sont liées à des affects, à des imaginaires et à une façon d’être, de vivre à l’étranger, de parler plusieurs langues… Parmi les 68 personnes qu’elle a interrogées, elle dit avoir observé une surreprésentation de personnes polyglottes et diplômées. Loin d’un entre-soi social et culturel, elle remarque au contraire une envie profonde d’être confrontées à des situations interculturelles, des rencontres ; «d’élargir les champs des possibles, de ne pas être hors sol». Comment ? En s’installant en colocation avec des Marocains et pas dans les quartiers traditionnellement prisés par les Européens (le quartier Océan à Rabat par exemple), en mangeant marocain, en parlant marocain.

«L’étude de la langue est effectivement très importante. Beaucoup des personnes rencontrées prenaient des cours de darija mais ont été très vite confrontées au fait que leurs voisins n’avaient pas forcément envie de parler darija. Aux désirs cosmopolites de ces expatriés, répond aussi celui des Marocains ! Ils veulent parler français et, lorsqu’on leur parle en darija, cela sous-entend pour eux qu’ils ne savent pas parler français. Par conséquent, les seules personnes avec lesquelles ces expatriés pouvaient parler darija, c’était dans les taxis, chez le primeur de rue ou avec les femmes de ménage. C’était les seuls moments où ils pouvaient parler darija, sans quoi on les renvoyait automatiquement à leur langue française.»

Chadia Boudarssa 

La rencontre avec l’autre est parfois ponctuée de petites désillusions, car ce désir de mixité culturelle se heurte parfois à l’indifférence de l’autre, ou aux difficultés de communiquer. C’est ce que raconte Chadia Boudarssa : «Une des volontaires que j’avais rencontrée disait s’être inscrite à la salle de gym de l’association du quartier, fréquentée par beaucoup de femmes. Elle avait énormément d’attentes dans la pratique sportive de son quartier, espérait faire de grandes rencontres et puis… elle n’en a pas fait. Car même si vous êtes dans le même quartier et que vous faites des efforts pour parler la langue, vous restez néanmoins un étranger qui vit différemment. La classe moyenne populaire se trouvait en difficultés face à ces personnes ; elle ne savait pas comment s’y prendre.»

A la recherche d’une authenticité perdue en Occident

La rencontre ne se fait donc pas toujours comme on l’imagine, mais elle se fait, même si l’intégration est soumise à un imaginaire bien précis : «L’image qu’ils se font de l’intégration, c’est qu’il faut absolument tout faire à la marocaine ! Je vous renvoie la question : est-ce que ne pas manger de jambon, ne pas boire de vin ou ne pas adopter le fromage en fin de repas en France remet en question l’intégration ? Ce sont des imaginaires, des injonctions, des attentes... Les gens se mettent beaucoup de conditions dans la tête.»

Sur le front professionnel aussi, les rencontres peuvent être différentes des attentes. «Les salariés ou les volontaires pensaient que les choses se passaient comme en France : on arrive, on envoie des mails, mais on ne reçoit jamais aucune réponse ! Finalement, ils ont compris qu’au Maroc ce ne sont pas les mails qui fonctionnent, mais les visites qu’on rend aux gens, les rencontres, les discussions… C’est comme cela que se construit le travail, et pas de manière formelle telle qu’on la connaît en France», explique Chadia Boudarssa.

La sociologue s’épanche également sur un autre pan des attentes de ces membres d’ONG : la recherche de l’authenticité, qu’ils croient avoir perdu en France et en Occident plus généralement, alors que les Marocains aspirent à la modernité. «Beaucoup ont apprécié le fait que le pain soit encore cuit au four à bois, mais les Marocains, eux, ne veulent pas être relégués au pain traditionnel !» Ce n’est donc pas dans les quartiers occidentaux que ces expatriés croient pouvoir trouver une authenticité à laquelle ils aspirent. «Ces derniers [les employés des agences onusiennes, ndlr] percevraient des rémunérations jugées indécentes, se sentiraient moins concernés par le pays et ses habitants et mèneraient un train de vie ‘occidental’. Cette représentation s’oppose aux visions d’engagement, de terrain et de proximité cosmopolite véhiculées par les ONG de solidarité internationales et que leurs employés semblent vouloir incarner», écrit Chadia Boudarssa dans sa thèse. C’est ce qu’elle nous explique également :

«Il y a parfois du mépris envers les expatriés de l’ONU, qui sont beaucoup mieux payés. Ils sont d’emblée considérés comme étant loin du terrain, ne connaissant pas la population, vivant des quartiers dits européens car ils doivent vivre dans des quartiers sécurisés. Ils sont perçus comme des mercenaires dans l’humanitaire.»

Chadia Boudarssa

Loin des représentations et des pratiques auxquelles aspirent les membres des plus petites ONG.

La revue

«Migrants au Maroc. Cosmopolitisme, présence d’étrangers et transformations sociales» est un ouvrage collectif coédité par la Fondation Konrad Adenauer Stiftung de Rabat et le Centre Jacques Berque, fin 2015, dans la perspective d’«apporter une plus-value à la recherche sur les migrations, tout en interrogeant différentes réalités et concepts régulièrement diffusés, en particulier dans le contexte du Maroc contemporain».

L'auteure

Chadia Boudarssa, elle-même ancienne humanitaire, est docteure en sociologie et sociologue de l'humanitaire. Elle est également attachée principale d'administration, actuellement en poste au Centre universitaire de formation à Dembeni, une commune française du département d'outre-mer de Mayotte. Elle y travaille en tant que responsable de la formation, de la scolarité et de la vie étudiante. 

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