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Grand Angle

Derrière la carte postale, la propagande coloniale et les relents racistes

Pendant la colonisation, la carte postale a servi les intérêts des puissances coloniales, désireuses d’atténuer la violence du quotidien et de diffuser une réalité fantasmée des colonies.

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Carte postale du Palais du Maroc pour l'Exposition coloniale de 1922. / DR
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Elles voulaient raconter une autre réalité des colonies ; celle qui n’existait que dans l’imaginaire de leurs auteurs. Les cartes postales coloniales étaient souvent écrites par des fonctionnaires, commerçants, militaires et citadins français depuis les colonies vers la métropole. On pouvait y lire «la vie quotidienne de ceux qui vivaient dans les colonies et qui regardaient l’Outre-Mer avec la mentalité d’un Français du XIXe siècle», explique la revue mensuelle L’Histoire dans un article sur les cartes postales des colonies.

On pouvait aussi y voir, si tant est qu’on s’en donnât la peine, les rapports de pouvoir et de soumission entre dominants et dominés... et dominées. Car ces cartes postales, diffusées par millions en France et en Grande-Bretagne, notamment, ont biaisé l’image des femmes «orientales», chosifié leurs corps et entretenu un exotisme qui prit corps dans l’imaginaire occidental, avant d’être déployé à grande échelle par le mouvement orientaliste.

En Algérie, l’armée française participa largement à la diffusion de cartes postales montrant des filles dans des positions lascives, présentant ce qui était alors un département français comme «un bordel à ciel ouvert où il faisait bon vivre», nous disait il y a peu le publicitaire franco-algérien Ali Guessoum. «Cette vision fantasmée de la femme orientale se retrouve aujourd’hui dans le prolongement de la beurette», déplorait-il.

Vulgarité décomplexée

L’historien Pascal Blanchard, qui a dirigé l’ouvrage «Sexe, Race et Colonies» (Ed. La Découverte, 2018), abonde dans le même sens : «Ces cartes et leurs récits (…) sont la preuve que la colonisation fut un grand 'safari sexuel'. On prenait les corps et on envoyait la marque de cette prise de possession sans aucune pudeur, comme des trophées», expliquait-il en septembre 2018 dans un entretien accordé à Libération. «Ces cartes ne voyageaient même pas sous enveloppe. Toute la famille pouvait les voir, ainsi que le postier ! L’expéditeur écrivait sur les deux faces de la carte des commentaires d’une vulgarité incroyable, et ce discours a pénétré les habitants des métropoles qui, eux, n’iraient jamais aux colonies. Cela fabrique une culture», soulignait-il quelques lignes plus haut.

Exemple de cette vulgarité décomplexée, un expéditeur écrit, au dos d’une carte postale «Enterrement militaire au Maroc» : «Je vais faire venir le plus vite possible une provision de capotes anglaises car ici elles se vendent très cher, 15 ou 20 sous ça dépend de la qualité. Je trouve que c’est un peu cher. (…) Si j’ai la chance d’arriver au grade de caporal, je rempilerai pour deux ans aux Tirailleurs. Pensez donc que les caporaux étant rengagés gagnent 51 F par mois. Un type sérieux peut se mettre 30 F par mois de côté. (…) Ma juive ne me revient pas à plus de 100 sous par mois.»

Drôle de «Souvenir du Maroc»

Dans un article sur les «Femmes orientales dans la carte postale coloniale», le musée virtuel sur l’histoire des femmes et du genre (MUSEA) explique quant à lui que ces cartes postales ont véhiculé l’image d’une disponibilité totale du corps de ces femmes, au mépris de leur dignité : «Bien que très marquées esthétiquement et idéologiquement, les cartes postales massivement tirées de ces images à partir du début du XXe siècle montrent donc, à travers un voyeurisme largement à l’œuvre, une mise à disposition symbolique des femmes.»

A propos des cartes postales de femmes produites entre 1860 et 1910 en Algérie, le MUSEA parle de ''clichés'' sur l’univers féminin maghrébin, à l’époque «encore totalement clos et inconnu des Occidentaux. Ce qui alimente en partie le fantasme récurrent du dévoilement, puis du dénudement progressif de ces femmes que l’on retrouve continûment dans l’iconographie orientaliste, puis coloniale».

Sur un autre front, ces correspondances disent également beaucoup de la conquête coloniale du Maroc et de sa violence. «C’est vraiment au moment où le Maroc est entré dans le champ de la politique internationale qu’il a suscité l’intérêt de nombreux éditeurs de cartes postales», souligne de son côté l’historien Bernard Rosenberger. Ainsi, dès le début de la conquête, certaines cartes témoignent des effets du bombardement sur certains bâtiments de Casablanca en août 1907 par le croiseur Galilée et de ses obus sur une batterie marocaine, explique l’historien.

«Le Caïd de Casablanca prisonnier à bord du Galilée» | DR«Le Caïd de Casablanca prisonnier à bord du Galilée» | DR

Aussi, une carte de la série «Campagne du Maroc 1911-1912» montre des cadavres de Marocains pieds nus, alignés sur le sol, dans une cour de maison. «On peut s’étonner qu’elle ait été envoyée en France comme 'Souvenir du Maroc'», commente Bernard Rosenberger. Plus loin, l’historien fait état de courriers aux commentaires peu élogieux sur les habitants du Maroc, aux relents racistes : «Plus nombreux, ceux qui ne relatent pas des opérations militaires, donnent leurs impressions sur le lieu où ils séjournent, parfois sur les habitants du pays, par l’envoi de cartes postales. Il s’accompagne parfois de jugements défavorables mais le plus souvent ils expriment leur lassitude et leur désir de rentrer en France.»

Le 19 octobre 1912, un soldat écrira ainsi, depuis Dar Chaffaï, ce mot à ses parents : «Je suis dans ce sacré pâtelain (sic) encore bien moins civilisé que les autres, mais n’empêche que je suis en bonne santé…»

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