Menu

Grand Angle

Fikra #30 : Les chercheurs marocains à l’épreuve du terrain

Les chercheurs marocains ne sont pas immunisés contre les difficultés auxquelles sont confrontés leurs confrères occidentaux. La barrière linguistique et les divergences culturelles sont autant de contraintes avec lesquels ils doivent composer.

Publié
Photo d'illustration. / Ph. Souad Azizi
Temps de lecture: 4'

Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas (tout à fait) d’un travail de recherche dont nous allons parler, mais de ceux qui les produisent. Qui sont les chercheurs marocains ? Comment travaillent-ils ? A quelles difficultés sont-ils confrontés ? Quelles sont les particularités du terrain et du contexte marocains ?

«L’anthropologue, c’est d’abord quelqu’un qui travaille sur son propre terrain, c’est-à-dire sur lui-même, avant d’aller travailler sur celui des autres. En ça, il ressemble au psychologue», nous dit Khalid Mouna, anthropologue et professeur à l’université Moulay Ismail de Meknès. «J’aime beaucoup cette citation de Margaret Mead (anthropologue américaine, ndlr) : ''l’anthropologue, c’est quelqu’un qui a des problèmes avec sa propre société''. C’est en effet une remise en question des valeurs avec lesquelles on a grandi, par la construction d’une autre forme d’altérité qui se fait à travers l’accumulation du travail de terrain», ajoute le coauteur de l’ouvrage «Terrains marocains. Sur les traces de chercheurs d’ici et d’ailleurs» (2017), avec les sociologues Leila Bouasria et Catherine Therrien.

L’ouvrage réunit des observations sur des expériences de terrain partagées par des chercheurs marocains et étrangers ayant mené des recherches dans le contexte marocain. «Le Maroc a toujours été un terrain de prédilection de l’anthropologie maghrébine, notamment auprès des anthropologues anglo-saxons qui se sont intéressés de près à la diversité culturelle et ethnique du pays. Cela ne signifie pas que les autres pays du Maghreb ne comportent pas cette diversité culturelle, mais disons que c’est au Maroc qu’une sorte de concurrence et de remise en question des travaux, essentiellement français, a été imposée par l’école anglo-saxonne», ajoute Khalid Mouna. La diversité des pratiques culturelles, les pratiques tribales encore fortement marquées et la dimension religieuse du Maroc, à travers les différentes confréries du royaume, continuent de susciter l’intérêt des anthropologues, aussi bien marocains qu’étrangers. 

«Le Maroc a été un véritable terrain de découverte de l’anthropologie dans sa dimension culturelle.»

Khalid Mouna 

La proximité culturelle, pas toujours un atout

Pour les auteurs de l’ouvrage, l’épreuve du terrain est aussi celle de l’interaction avec les autres, d’où la dimension sociale et psychologique du travail de l’anthropologue. «Nous ne sommes pas obligés d’être trafiquants pour comprendre les trafiquants, ouvrières pour comprendre les ouvrières ou en couple mixte pour comprendre les enjeux de la mixité conjugale. Pas plus qu’être Marocain-e est une condition nécessaire pour comprendre les Marocain-es», revendique l’ouvrage. Vraiment ?

«Les difficultés d’un chercheur marocain ne sont pas les mêmes que celles d’un chercheur étranger. Quand on est Marocain, la proximité culturelle peut représenter une difficulté. Un chercheur marocain a en effet la difficulté de poser des questions liées essentiellement à un certain nombre de pratiques religieuses, car le Marocain est supposé partager la même culture et les mêmes références. On observe souvent des formes de résistance de la part des interlocuteurs», répond Khalid Mouna.

Mais la diversité culturelle du Maroc susmentionnée par le chercheur peut aussi être un atout : «Quand on est originaire du Nord et qu’on travaille dans le Sud, pour nous, le terrain se présente comme un terrain étranger. En revanche, les interlocuteurs vont être plus enclins à parler de leur culture, de leurs traditions et coutumes à un chercheur étranger. Cela n’empêche que la distance culturelle et linguistique va accentuer les difficultés du chercheur étranger. C’est pour cela qu’en anthropologie, on insiste beaucoup sur l’apprentissage de la langue, y compris pour nous, Marocains parfois arabophones, quand on se rend dans une zone amazighophone.»

L’anthropologie, une «science de l’intime»

Pour Khalid Mouna, l’immersion dans une culture, un territoire, une population, une confrérie religieuse dépend de la capacité des chercheurs, marocains et étrangers, à s’introduire dans un type de terrain en particulier. «L’anthropologie, c’est une science de l’intime. Le principe même du savoir ne se construit pas par le chercheur seul, mais par une forme d’interaction entre tous les acteurs et sur le terrain. Dans ce cadre, l’anthropologue n’est que l’intermédiaire d’un savoir qui n’impose pas d’avance un cadre théorique, mais tente de comprendre comment des réajustements, des conflits et des régulations se mettent en œuvre sur un terrain dont le chercheur lui-même devient aussi un acteur principal.»

Reste qu’au Maroc, l’anthropologie est encore peu pratiquée, observe Khalid Mouna, et a longtemps été dominée par les travaux de chercheurs occidentaux, au risque de privilégier une perception «exotique» du terrain marocain. Nombreux ont été les chercheurs marocains à reprendre le lead et faire émerger une nouvelle démarche caractérisée par un travail empirique très approfondi, remettant en cause des dualités imposées par l’anthropologie occidentale. «L’anthropologie marocaine a aujourd’hui une production de très bonne qualité, incontournable, qui s’est imposée dans le champ de la littérature scientifique au Maroc et au Maghreb en général», se réjouit le chercheur.

Il faut croire pourtant que cette reprise en main du secteur anthropologique par les chercheurs marocains eux-mêmes, n’a pas nécessairement impulsé un regard plus critique, moins fantasmé, sur les productions étrangères. «L’esprit de nos étudiants, mais aussi de certains enseignants, est encore dominé par l’anthropologie occidentale. Pour beaucoup d’entre eux, tout ce qui se fait ici au Maroc n’a pas de valeur, ou en tout cas beaucoup moins que ce qui se fait à l’étranger. L’anthropologie marocaine est en réalité beaucoup plus visible à l’étranger qu’au Maroc», remarque Khalid Mouna, qui enseigne depuis neuf ans.

Imaginaire marocain

Peut-être aussi parce que beaucoup des travaux d’anthropologie marocains sont rédigés en français ou en anglais. Le savoir étant en effet essentiellement transmis en arabe – seules deux universités marocaines enseignent la sociologie et l’anthropologie en français –, les étudiants seraient moins enclins à se familiariser avec des publications étrangères, essentiellement en français.

Faut-il cependant considérer qu’il s’agit là d’un manque à gagner pour les anthropologues marocains de demain ? Certainement, mais il faut dire aussi que certains travaux étrangers relèvent plus d’une «production schématique» de la société marocaine. «Ils correspondent plus à une vision fantasmatique qu’à une réalité empirique bien plus complexe. Les descriptions qui sont faites dans la plupart de ces travaux sont celles d’une société statique, qui ne bouge pas. Or aujourd’hui, on est dans une démarche qui démontre au contraire une société extrêmement dynamique, changeante en permanence», revendique Khalid Mouna, qui dit revendiquer une anthropologie critique et empirique, et pas une anthropologie nationale. Car les chercheurs marocains, eux aussi, ont leur propre imaginaire, certes différents de leurs confrères occidentaux, mais bel et bien présent.

L’auteur

Khalid Mouna est anthropologue, professeur à l’université Moulay Ismail de Meknès et enseignant-visiteur dans plusieurs universités européennes. Il est notamment titulaire d’un DEA de l’université Paris Nanterre en sociologie politique et politique comparée. Il est l’auteur d’une thèse intitulée «Les structures traditionnelles du Rif central (Maroc) entre mutation et résistance : le cas de Ketama» (2008). Ses recherches et ses publications portent sur quatre thématiques majeures : l’anthropologie de la drogue, les jeunes et le changement social, la mobilité internationale et l’inversion sexuelle.

L’ouvrage
«Terrains marocains. Sur les traces de chercheurs d’ici et d’ailleurs» (CJB-OpenEdition, La Croisée des chemins, 2017) a été écrit par Khalid Mouna, Catherine Therrien et Leïla Bouasria. Il questionne notamment la posture du chercheur, ses choix méthodologiques et ses dilemmes éthiques à travers une diversité des terrains du Maroc contemporain : du Haut-Atlas au grand Casablanca, d’El Hajeb à Tanger, de Nador à Meknès, en passant par le Rif central.
Soyez le premier à donner votre avis...
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com