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Grand Angle

Fikra #27 : La délicate mission de l’information médicale au Maroc

Les journalistes spécialisés dans la santé cèdent parfois malgré eux aux sirènes des communicants, flirtant avec la publicité au détriment des règles de déontologie journalistique.

Publié
Photo d'illustration. / DR
Temps de lecture: 4'

En matière de journalisme spécialisé en santé, il faut croire, à en lire l’étude de Salaheddine Lemaizi, «L’information médicale au Maroc : Le journalisme face à ses contraintes» (2016), que la frontière entre information et communication n’a jamais été aussi poreuse. Si les journalistes revêtiraient parfois presque la casquette de communiquant, il faut dire que ces derniers sont prêts à utiliser tous les canaux pour la leur faire porter.

Est-ce pour autant un combat perdu d’avance, à la David contre Goliath ? «Entre des communicants aux moyens conséquents, déployés pour influencer les professionnels de l’information en leur faveur, et des rédactions en situation de sous-effectif et de sous-investissement dans un journalisme de qualité, le journaliste se trouve moteur ''de la circulation circulaire de l’information''», écrit Salaheddine Lemaizi, journaliste spécialisé dans les questions de santé publique.

«De par mon expérience de journaliste, j’ai remarqué qu’on recevait beaucoup de messages de sensibilisation sur les questions de santé, mais ils émanent toujours du secteur privé ou sont subventionnés par ce dernier. En principe, une politique de santé logique, cohérente, voudrait que la sensibilisation relève d’abord et avant tout d’une responsabilité des pouvoirs publics, que ce soit à l’échelle nationale ou régionale. Or les pouvoirs publics jouent très peu ce rôle ; on voit très peu d’initiatives venant d’organismes publics, ou du moins d’organismes à but non lucratif», explique Salaheddine Lemaizi à Yabiladi. Malgré la bienveillance affichée des laboratoires, se targuant de jouer un rôle de responsabilité sociale envers les citoyens, l’auteur de l’étude ne cache pas son scepticisme sur l’indépendance de ces messages, et l’intérêt de ce genre d’organismes privés à financer des campagnes de sensibilisation. 

La maladie, une construction sociale

L’une des stratégies bien rodée des laboratoires pharmaceutiques consiste notamment à s’associer à des ONG, en l’occurrence des associations de patients, pour «construire socialement une maladie, légitimer un traitement ou une spécialité médicale». Exemple avec le diabète : «Si on fait de la sensibilisation pour le diabète, on fait directement la promotion d’un produit pour une prise en charge médicale et thérapeutique. Ce sont des stratégies de communication très fines, tout en subtilité, surtout chez les multinationales qui ont une expertise internationale en termes de communication et de relations publiques.»

Cette subtilité dont parle Salaheddine Lemaizi se traduit aussi par un recours au storytelling. «Des patients témoignent de leur guérison et de leur prise en charge grâce à un traitement en particulier, même si le traitement ou le laboratoire ne sont jamais nommés directement, ou très rarement. Ce sont toujours des messages bienveillants mais en filigrane, on fait la promotion de l’image du laboratoire et des nouveaux traitements», insiste Salaheddine Lemaizi.

Un autre canal est celui des professionnels de santé eux-mêmes, sollicités par l’industrie pharmaceutique dans l’objectif d’en faire des relais de communication. Preuve en est des revues médicales ou de vulgarisation scientifique empilées les unes sur les autres dans les salles d’attente, comme Doctinews ou Santé+ Magazine. Cette dernière avait d’ailleurs été épinglée en mai 2018 par le journal Le Monde, pointant des publications «erronées» et de la «mal information». Salaheddine Lemaizi précise dans son étude que «d’autres revues scientifiques éditées par des médecins se maintiennent grâce au soutien des laboratoires pharmaceutiques, posant ainsi la question de leur indépendance».

La Fondation Lalla Salma, cas typique de l’ingérence du privé

Quand l’influence ne s’immisce pas dans les salles d’attente, elle s’invite auprès d’eux par le biais d’associations savantes, qui regroupent des professeurs universitaires chargés de faire de la recherche universitaire sur une maladie. «Ces associations organisent des formations pour les médecins. Par exemple, l’association savante des diabétologues de Casablanca va réunir des endocrinologues et leur dispenser une formation sur les nouvelles méthodes de prise en charge. Or, quelles sont-elles ces nouvelles méthodes ? Eh bien ce sont les nouveaux médicaments plus chers que les médecins doivent prescrire à leurs patients. Tout ça, c’est un processus : ça s’appelle le marketing médical», souligne Salaheddine Lemaizi.

Cas typique de l’ingérence du secteur privé dans la communication des messages de santé publique : la fondation Lalla Salma de lutte contre le cancer. «Auparavant, on était face à un réel problème de santé publique, avec des centres qui étaient dans un état délabré. Puis la fondation est arrivée, avec toute une communication autour de la personne de Lalla Salma. Mais qui était derrière pour profiter de l’élan de la fondation ? Le laboratoire Roche, qui n’avait d’ailleurs pas très bonne réputation par rapport à sa politique de prix. En s’associant avec la fondation, il s’est refait une certaine virginité», ajoute l’auteur de l’étude. A nouveau également, «il a été question d’une construction sociale du cancer, par laquelle ce laboratoire a obtenu auprès du ministère de la Santé l’achat de médicaments pour les hôpitaux publics. C’est une bonne chose, soit, mais cette stratégie a aussi contribué à doper leur chiffre d’affaires.»

«Cette critique peut sembler être un luxe dans un contexte marocain où la prise en charge médicale de certaines maladies est rudimentaire, mais on devrait plutôt rationnaliser nos budgets au lieu de les octroyer à ceux qui font le plus de communication et de marketing médical.»

Salaheddine Lemaizi

Par la force des choses, à coups de conférences de presse en grande pompe, journalistes, mais aussi professionnels de santé, sont ainsi «enrôlés dans des modes de pensée propres aux communicants». Sans aller jusqu’à parler de corruption, Salaheddine Lemaizi observe une intériorisation, par les professionnels de l’information, des discours véhiculés par l’industrie pharmaceutique. «Ils finissent par penser comme les communicants de ces multinationales ou laboratoires, adoptent leur jargon, reprennent leur communiqué sans distance critique. Au final, ils ne font plus leur boulot de journalistes. Ce sont les travers du journalisme spécialisé, mais cela ne fait pas d’eux, pour autant, des journalistes corrompus.»

L'auteur

Salaheddine Lemaizi est journaliste spécialisé dans les questions de santé publique. Il est lauréat du Grand prix national de la presse en 2011 et du premier prix du journalisme d’investigation de l’Association marocaine de journalisme d’investigation.

La revue

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