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Grand Angle

Maroc : Comment l'art fut mis au service de la propagande coloniale

Nombreux furent les artistes à accompagner des missions diplomatiques ou militaires pour en décrire certains aspects. Le général Lyautey en fit des outils de propagande et de communication externe pour légitimer son autorité et ses actions.

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«Moulay Abd-Er-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Meknès, entouré de sa garde et de ses principaux officiers» 1845 – Musée des Augustins, Toulouse
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Pour asseoir sa légitimité au Maroc, le général Hubert Lyautey n’avait pas que les armes, mais aussi – et peut-être plus encore – les arts. Avec l’éclosion des premières associations artistiques, notamment l’Association des peintres et sculpteurs du Maroc, les autorités coloniales veulent lustrer leur entreprise et faire du Maroc une vitrine agréable à contempler, surtout pour les décisionnaires français et les mondains cultivés.

Plus largement, les Etats européens n’ont pas attendu le traité de Fès de 1912, qui fit perdre au Maroc sa souveraineté, pour (re)dorer leurs blasons. «Ce qu’il faut comprendre, c’est que les résidences d’artistes au Maroc ont d’abord été, pendant cinq siècles, des résidences missions : les Etats européens, parfois même de petits Etats, envoyaient des artistes avec leurs ambassades ou dans le cadre d’opérations militaires, principalement des dessinateurs et des graveurs dans un premier temps. C’est le cas de l’Italie, de l’Espagne et de la Hollande entre autres», nous explique Jean-François Clément, chercheur en sciences sociales et spécialiste de l’anthropologie marocaine.

Henri Matisse, l’exception ?

A l’issue de ces missions diplomatiques ou militaires, peintres et graveurs ramènent dans leurs pays respectifs des dessins et gravures, «littéralement de la propagande pour les Etats européens, puisqu’ils fabriquent ainsi l’image du Maroc». Aux Français, Espagnols, Italiens ou Néerlandais, ces artistes montrent ce qui pour eux représentent le Maroc, «avec un sentiment d’exotisme énorme, mais aussi de peur, en raison de l’arrière-plan historique des croisades».

A ces résidences mobiles en vigueur pendant cinq siècles, succèdent au XXe siècle des résidences fixes où les artistes s’établissent durant plusieurs mois. C’est le cas du peintre français Henri Matisse, figure de proue du fauvisme, qui effectua deux séjours au Maroc, à Tanger, entre 1912 et 1913. «Attention, Matisse, ça n’a rien à voir !», tient à souligner Jean-François Clément. «C’est un peintre qui arrive par ses propres moyens ; rien ne lui est payé par l’Etat français. Il paie lui-même la totalité de son séjour à l’hôtel Villa de France et va insuffler une nouvelle manière de peindre qui ne relève pas de l’académisme de ses prédécesseurs, de ceux que Maurice Arama a décrits dans un ouvrage* qui réunit plus de 500 noms d’artistes venus au Maroc à la fin du XIXe siècle.» Matisse ferait donc figure d’exception.

Une peinture de Henri Matisse au Maroc. Une peinture de Henri Matisse au Maroc.

Propriétés de l’Etat français, ces résidences fixes sont d’abord implantées à Fès, Rabat, puis dans tout le Maroc. Elles vont être le fer de lance de la politique culturelle du général Lyautey au Maroc. «Dès 1915, il créé à Paris un centre de propagande pour le protectorat, à travers lequel il sollicite des artistes, surtout des peintres et des écrivains», explique Jean-François Clément. Parmi eux, la romancière américaine Edith Wharton. Dans son récit intitulé «Au Maroc» («In Morocco»), elle couvrira d’éloges Lyautey et le colonialisme français.

La peinture pour faire découvrir en France un pays encore peu connu

«Le voyage et les séjours des artistes étaient payés par Lyautey. Ces derniers avaient pour mission – même si ça n’était jamais dit explicitement – de produire des livres à la gloire de Lyautey ou, au-delà de sa personne, à la gloire des transformations de l’Etat marocain, qui passe de l’Etat tribal et segmentaire qu’il était auparavant à un autre type d’Etat : l’Etat napoléonien dans lequel l’Etat central, qui n’est plus le Makhzen, contrôle la totalité du territoire, et plus seulement les routes et les villes comme c’était le cas antérieurement», souligne encore Jean-François Clément.

Le peintre français Eugène Delacroix est lui aussi un artiste missionnaire, intégré à une ambassade entièrement financée par l’Etat français. «Or on ne lui a jamais demandé de faire de la propagande. Il peint d’ailleurs beaucoup de paysages et de scènes de vie. C’est une manière de faire découvrir en France, grâce à la peinture romantique, le Maroc, un pays peu connu à l’époque car on n’a pas encore la photographie. Mais ce n’est pas de la propagande directe : Lyautey étant un petit peu plus subtil, il ne demande jamais aux artistes de produire des œuvres en sa faveur. Il laisse à chacun le soin de donner l’image qu’il souhaite. Mais il se trouve que toutes sont positives : il n’y a pas un seul artiste qui soit venu au Maroc pendant cette période et ait formulé des critiques à son encontre. Ça n’existe pas», assure l’anthropologue.

«Noce juive dans le Maroc», Eugène Delacroix (1841)«Noce juive dans le Maroc», Eugène Delacroix (1841)

Mais que peignent ces artistes ? Qu’écrivent-ils ? «Lyautey s’attendait à des ouvrages qui le légitiment, qui le mettent en valeur et lui donnent accès à l’Académie française, à toute une série d’honneurs qu’il n’aurait pas eus sans cet ensemble.» Des tableaux montreront «des dizaines de bateaux amarrés au port de Rabat», conférant à la ville un dynamisme économique sans précédent. «On y voit la construction de ponts, ainsi que des jetées et des grues, ce qui n’existait pas auparavant. A l’époque, tous ces équipements sont totalement nouveaux.»

La mise en valeur du patrimoine marocain est aussi une stratégie au service de la propagande du général. «Les collaborateurs du résident se plaisent à rappeler, après son départ, qu’il attachait une extrême importance à ''assurer le succès d’une œuvre qu’il aimait avec passion et dans laquelle, il trouvait du repos aux tracas de son gouvernement''. Certes le résident est un amateur d’art, mais il est surtout un homme pragmatique qui envisage le processus de mise en patrimoine comme un instrument de propagande et un outil de développement économique», indique dans ce sens Charlotte Jelidi, historienne de l’art spécialiste du monde arabe, dans une étude intitulée «La fabrication d’une ville nouvelle sous le Protectorat français au Maroc (1912-1956) : Fès-nouvelle» (2007).

Ces résidences d’artistes étatiques finiront par disparaître, au profit d’autres résidences, cette fois-ci créées par des peintres, et pour des peintres.

(*) «Maroc – Le royaume des peintres», Maurice Amara, Ed. Non Lieu, avril 2018

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