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Grand Angle

Fikra #24 : Le standard de «santé sexuelle et reproductive» face à la réalité marocaine

L’affaire Hajar Raissouni montre que le Maroc reste très éloigné du principe de liberté sexuelle sous-jacente aux politiques de santé sexuelle et reproductive pour les femmes. Ces politiques ont pourtant bel et bien été adoptées par le Maroc. Leur mise en application sur le terrain national se révèle très complexe, selon la chercheuse Irene Capelli.

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Des mères célibataires dans une association au Maroc. / Ph. AFP
Temps de lecture: 4'

L’affaire Hajar Raissouni a remis sur le devant de la scène médiatique la question de la liberté sexuelle et de la santé sexuelle et reproductive. Ce dernier concept a été formalisé par la Conférence internationale sur la population et le développement du Caire en 1994 pour devenir une norme dans les pays occidentaux et par extension dans le monde entier à travers, notamment, les financements accordés par les bailleurs de fonds internationaux aux Etats et aux ONG.

Le concept de santé sexuelle et reproductive définit une bonne santé sexuelle et reproductive comme un état de bien-être total sur le plan physique, mental et social, relativement à tous les aspects du système reproductif. Dans cet état, les personnes sont en mesure de profiter d'une vie sexuelle satisfaisante et sûre et ont la capacité de se reproduire et de décider si elles désirent le faire, quand et comment.

«Le changement n’est pas simplement sémantique, dans la mesure où on est passé d’une approche définie comme "purement démographique des programmes du planning familial" à une approche qui renvoie aux "droits et au bien-être des individus"», estime Irene Capelli. Dans son article «Les enjeux et les déclinaisons de la notion de "santé sexuelle et reproductive" au Maroc. Réflexions à partir du cas des grossesses hors mariage», l’anthropologue montre que l’application de ce concept au Maroc est éminemment ambiguë et contradictoire. Car, selon elle, non seulement la loi n’assure pas de liberté sexuelle, mais la précarité des femmes qui sortent de la norme sexuelle sociale est telle que leur liberté – que présuppose le concept de santé sexuelle et reproductive – est en réalité limitée et entravée.

Une notion qui légitime un processus de «re-moralisation»

Ainsi, la promotion de la santé sexuelle et reproductive ne s’applique, au Maroc et lorsqu’elle est menée par les pouvoirs publics, qu’à une catégorie bien spécifique de femmes : les femmes mariées. Elle se limite alors, toujours selon l’anthropologue, à leur assurer l’accès aux différents contraceptifs dans une vision finalement assez traditionnelle du contrôle des naissances.

«Dans les cliniques de santé étatiques, une adolescente ou une jeune femme célibataire du quartier ne s’exposerait jamais au regard publique en demandant la pilule ou des préservatifs dans ces centres, car sa réputation serait mise à mal.»

Irene Capelli

Vu le nombre de femmes qui sont donc exclues de ces centres, de nombreuses associations se penchent sur le cas de ces dernières. Cependant, dans le contexte légal et moral actuel, ces associations ont de fait une position inconfortable qu’elles n’assument pas. «Dans les formations auxquelles j’ai assisté, un fait y est rarement mentionné explicitement : toute relation sexuelle entre personnes non unies par un contrat de mariage est sujette à l’article 490 du Code pénal (…)», rapporte Irene Capelli.

Par leur activité, les associations ciblent également des catégories distinctes de «bénéficiaires» : les jeunes filles, les mères célibataires et les prostituées et exclues toutes les autres femmes. Dans le cas des mères célibataires, il ne s’agit pas de leur donner accès à des services de santé parce que ce serait leur droit mais parce qu’elles sont dans le besoin. Ainsi, c’est la précarisation sociale extrême de ces femmes dans la société marocaine qui justifie le soutien qui leur est donné et non pas un «droit» de principe, contrairement à ce que suppose le standard international de «santé reproductive et sexuelle». Dès lors, ces femmes sont infantilisées et sommées de rentrer dans le rang, plus ou moins explicitement.

«Paradoxalement, les formations des ONG nient le fait qu’elles ont une vie sexuelle, ne la prenant en compte que de manière négative à travers des injonctions de conduite – ce qui est à éviter – et lorsqu’elle cause des "problèmes". Les femmes qui tomberaient enceintes pendant la prise en charge sont censées quitter l’association et celles qui ont déjà eu des enfants ne peuvent pas y être admises une autre fois. [De même] si on suspecte que celles-ci impliquent des transactions monétaires et plus d’un partenaire, les femmes [sont exclues par les associations]. [Ici] la notion de santé sexuelle et reproductive légitime plutôt un processus de "re-moralisation" et qui vise à la normalisation des conduites sexuelles des femmes célibataires.»

Irene Capelli 

Se focaliser sur la conduite sexuelle des femmes au lieu de leur bien être

Aussi, dans leur action, les associations ont tendance à beaucoup miser sur l’information, notamment, sur celle entre pairs qui consiste à former un membre leader d’une communauté pour qu’il y diffuse l’information. Si elles misent autant sur ce type d’action, c’est que le concept de santé sexuelle et reproductive suppose que les femmes sont en capacité de se comporter comme des agents libres et autonomes dans leur environnement. Dès lors qu’elles seraient informées, elles feraient les «bons» choix. Mais l’anthropologue explique que «d’après les expériences des jeunes femmes qui accouchent hors mariage, le manque d’information "correcte" sur la contraception n’est que rarement à l’origine des grossesses». «Rares sont celles qui utilisent mal leur pilule contraceptive», ajoute-t-elle.

Et en réalité, ces femmes, certes rationnelles et pouvant faire des choix, le font dans un contexte très spécifique où elles ne peuvent pas tout choisir librement.

«Parfois, l’incertitude concernant l’évolution de la relation contribue à inciter les jeunes femmes à penser qu’une grossesse pourrait aboutir à un mariage. Certaines refusent d’utiliser des contraceptifs, notamment les préservatifs, afin de ne pas être confondue avec les femmes qui pratiquent le commerce du sexe et dont la réputation est redoutable. Dans d’autres cas, c’est leur partenaire qui refuse d’utiliser le préservatif.»

Irene Capelli

Ainsi, les associations ont-elles tendance à sur-responsabiliser les femmes auxquelles elles s’adressent, comme si elles pouvaient choisir librement quand, avec qui et dans quelles conditions elles pouvaient avoir des relations sexuelles. Elles ont ainsi encore tendance à moraliser les comportements sexuels des femmes : si un «accident» intervient, c’est leur «responsabilité», et comme une grossesse hors mariage est considérée comme une «faute» par la société, ou des «problèmes» par les associations, alors elle devient leur «faute».

Pour la chercheuse, «au centre de ces mesures il y a le corps biologique et la conduite sexuelle des femmes plus que leur "bien être" général, relationnel et socialement situé».

Ainsi, au Maroc, la pratique concrète des politiques de santé sexuelle et reproductive fait malheureusement un compromis entre ce standard international fondé sur la liberté et l’information et la réalité politique et sociale locale.

L’auteur Irene Capelli
Irene Capelli est anthropologue. Elle croise surtout dans ses travaux, les femmes, la migration et la santé publique. Après avoir été enseignante chercheuse à l’Université de Milan Bicoca où elle a travaillé sur le sujet des mères marocaines et les services sociaux et de santé à Turin, elle est devenu assistante de recherche à mi-temps à l’Université de Barcelone dans le Projet ERC BAR2LEGAB sur les freins à l’avortement légal en Europe. Un projet dans lequel elle enquête spécifiquement sur les services publics de santé de Turin.
La revue : L’Année du Maghreb

L’article d’Irene Capelli est paru dans le deuxième numéro 2017 de l’Année du Maghreb dans un dossier sur le Genre, santé et droits sexuels et reproductifs au Maghreb. L’Année du Maghreb, publiée par l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM), a succédé à L’Annuaire de l’Afrique du Nord (1962-2003) dont la première parution aux Éditions du CNRS remonte à 1962.

Cette revue a deux vocations : porter une attention particulière à l’actualité́ de la région durant une année de référence (dynamiques internes des Etats et sociétés du Maghreb, configuration et transformation de leur environnement international et de leurs relations extérieures) et accueillir des travaux originaux de sciences sociales sur le Maghreb, valorisant l’approche de terrain et le travail sur des sources inédites.

Elle livre ainsi tous les ans des chroniques politiques de l’Algérie, la Libye, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie, assorties d’un ou plusieurs «gros plans» et de notes traitant de débats d’actualité, ouverts notamment aux questions culturelles, économiques, juridiques ou de relations internationales qui traversent les sociétés du Maghreb. En première partie de chacun de ses numéros, L’Année du Maghreb accueille également un dossier de recherche thématique, centré sur le Maghreb et faisant écho tant à l’actualité qu’aux débats pluridisciplinaires en cours dans le champ des sciences sociales.

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