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Quand les oulémas du Maroc s’accordaient pour interdire la consommation du thé

Produit vedette au Maroc depuis le XIXe siècle, le thé n’a pas été bien accueilli par certains oulémas du Maroc. Même au XXe siècle, certains d’entre eux continuaient à combattre Atay et à tenter de persuader les Marocains à ne pas en consommer. Petite histoire.

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Photo d'illustration. / Ph. DR
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Boisson phare du Maroc, intrinsèquement liée à l’hospitalité des Marocains, le thé n’avait pourtant pas bénéficié de la bénédiction de certains oulémas du Maroc lors de sa première apparition. Découvert en 2737 av. J.-C. par l’empereur chinois Shen Nung, le thé n’arrivera dans le monde arabe et au Maroc que vers le XVIIIe siècle.

Sous le règne du sultan Ismail, le thé reste une denrée principalement «makhzanienne». Il est ainsi servi au roi, aux princes, aux ambassadeurs et aux personnalités de taille de la cour du sultan. Dans son livre «l’Art du thé au Maroc», précédemment cité par Yabiladi, Noufissa Kessar Raji rapporte que la reine Anne d’Angleterre (1665-1714) avait estimé que «deux grandes fontaines à thé en cuivre et un peu de thé de bonne qualité seraient ce qui pourrait adoucir le cœur de l’empereur du Maroc qui détenait soixante-neuf prisonniers de guerre anglais».

Des années plus tard, le chirurgien anglais William Lemprière appelé, en 1789, à la cour du sultan Sidi Mohammed ben Abdallah (Mohammed III), «s’étonne que le thé soit servi dans de superbes tasses de porcelaine des Indes, d’une petitesse remarquable, la petite quantité que l’on sert à la fois de cette boisson fait voir tout le cas que les Maures en font», poursuit Noufissa Kessar Raji.

Dans un article, le centre «Mominoun Without Borders pour les études et la recherche» (MWB) raconte, de son côté, comment le thé ou plutôt «Atay» était devenu célèbre au 18ème siècle, après que des «émissaires européens eurent offert des cadeaux au sultan alaouite pour la libération de leurs captifs, notamment du thé et des sachets de sucre».

Plus précisément, l’ouvrage d’Abdelahad Sebti et Abderrahmane Lakhssassi, intitulé «Du Thé à Atay : l’histoire et les habitudes» (Editions Faculté de lettres et des droits de Rabat, 1999) précise que cette denrée est généralisée dans les villes entre 1830 et 1860. Les campagnes attendront justement jusqu’aux années 1860, voire 1878, pour découvrir ce produit.

Des Oulémas vent debout contre «Atay»

Mais alors que cette boisson consommée chaude est devenue la préférée des Marocains et est réclamée par presque tous les touristes visitant le royaume, le thé avait fait l’objet de plusieurs critiques, notamment celle des oulémas, lors de son arrivée au Maroc.

Ainsi, Abdelahad Sebti et Abderrahmane Lakhssassi citent plusieurs oulémas ayant exprimé leur opposition à cette nouvelle boisson, pour diverses raisons. Ils citent notamment le Fqih Ahmed Ibn Abdelmalek Alaoui, un cadi à Fès et à Meknès, décédé en 1826. Exerçant comme juge, il «refusait les témoignages [devant sa cour] de ceux ayant consommé du thé», écrit-on. Le cadi justifiait son avis par le fait que «l’homme doit éviter toute chose dont il ignore le verdict d’Allah» et s’appuyait sur des avis d’El Ghazali et l’imam Shâfi'î.

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Même aux débuts du XXe siècle, plusieurs imams avaient continué à s’opposer à la consommation du thé. Les deux auteurs de «Du Thé à Atay : l’histoire et les habitudes» rapportent en effet un récit relayé par Mohamed Mokhtar Soussi (1900-1963) de Hajj Abed El Baichouri, l’un des imams ayant soutenu Ahmed El Hiba. Hajj Abed El Baichouri affirmait ainsi que «le thé contient un soupçon d’interdit». Il expliquait, toujours selon Mohamed Mokhtar Soussi, avoir eu vent d’une «usine à Paris de thé et de sucre où ils utilisaient les os de charognes et du sang».

Parmi les fatwas sur la consommation du thé ayant marqué les esprits des Marocains, le centre MWB cite notamment Ahmed Hamed Ben M’hamed Ben Mukhtar Allah, Cheikh mauritanien, célèbre au Maroc. «Car j’étais l’un de ses consommateurs, et je l’ai bu, de plusieurs façons et avec plusieurs imbéciles et mécréants», expliquait-il en assurant «que ceux qui expérimentent sont mieux que ceux qui entendent seulement». Ahmed Hamed Ben M’hamed Ben Mukhtar Allah avait déclaré que le thé s’inscrit dans le cadre du suivi de l’instinct, du désir et chemin du diable. «J’espère que toute personne lisant mon œuvre sera guidée par Allah», avait-il conclu.

Une boisson qui conduit à «médire sur les gens»

Ce cheikh affirmait également que la boisson «détourne de la prière» et qu’elle «nuit à la santé si elle est consommée à jeun». Il avait également déclaré que le thé conduit à «se mélanger avec des esclaves et des jeunes, à entendre des discours obscènes et à médire sur les gens».

Abdelahad Sebti et Abderrahmane Lakhssassi racontent, quant à eux, comment Mohamed ibn Abdelkabir al-Kettani, lauréat d’Al Quaraouiyine et qui s’était opposé, avec d’autres oulémas, à Moulay Abdelaziz, avait lui aussi exprimé son opposition à cette boisson. «Il interdisait la consommation du thé notamment à ses disciples et le combattait dans les réunions et les occasions», racontait son fils El Baker Al Kettani.

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Toutefois, des opinions plus modérées ont été émises par d’autres savants marocains. Dans «Al It’haf», cité par Abdelahad Sebti et Abderrahmane Lakhssassi, Abd Rāhmān Ibn Zaydān avait rapporté l’histoire du Fqih Idriss (XIXe siècle), fils du sultan Moulay Slimane, qui «préparait les récipients du thé au moment de ses cours». «Lorsqu’il voyait que ses élèves commençaient à s’ennuyer ou à se déconcentrer, il ordonnait à ses serviteurs de leur servir du thé pour éveiller leurs sens», poursuit Ibn Zaydān.

MBW cite, pour sa part, un autre imam marocain, Cheikh Mohammed Ben Al Mouayyad Ben Sidi qui, dans une fatwa émise en 1925, avait affirmé qu’«il ne faut pas interdire ce qui n’a pas été interdit dans le coran, la sounna et le consensus» en réponse à une question sur le thé.

Mais au fil du temps, tous les avis des oulémas n’ont pas empêché les Marocains et les étrangers en visite au Maroc de savourer du thé et découvrir ses différentes déclinaisons, comme le thé au jasmin ou à la menthe. Et même les récentes informations sur les traces de pesticides que contiendraient certaines marques vendues au Maroc ne semblent pas affecter l’amour des Marocains pour Atay.

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