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Grand Angle

Le grand voyage du grand lustre d'Al Quaraouiyine

Sur les réseaux sociaux, une image montrant le grand lustre de la mosquée Al Quaraouiyine au Louvre a suscité d'incessantes rumeurs sur sa «revente à la France»... à grand renfort d'intox. 

Publié
Lustre-cloche d'Al Quaraouiyine. / Ph. Fondation nationale des musées.
Temps de lecture: 4'

Capturée à l'occasion de l'exposition «Le Maroc Médiéval», organisée au Louvre entre 2014 et 2015, la photo, présentée comme récente, a généré une indignation sur les réseaux sociaux, et a été reprise par plusieurs médias arabophones. La rumeur a été grossie par le fait que le grand lustre n'a toujours pas été rendu à la mosquée Al Quaraouiyine.

Joint par l'Economiste, Mohamed Bahaja, délégué du ministère des Affaires islamiques et des Habous à la région Fès-Meknès a mis fin aux rumeurs en affirmant que le grand lustre et le lustre-cloche tous deux exposés au Louvre ont été rapatriés au Maroc.

«Les lustres sont au musée Al-Batha», affirme Mehdi Qotbi, président de la Fondation nationale des musées (FNM), joint par Yabiladi. «En fait, le problème est très simple, dit-il, nous n'avons pas encore trouvé une entreprise qui pourrait les déplacer à la mosquée Al Quaraouiyine». Vu leur poids, les difficultés que pose leur manutention, et l'exiguïté des ruelles de l'ancienne Fès, «trouver une entreprise qui pourrait les déplacer est difficile», explique le président de la FNM, qui précise que le problème a été signalé au wali de la région et aux représentants régionaux du ministère des Habous et des affaires islamiques. Réagissant aux rumeurs sur la vente des lustres à la France, Mehdi Qotbi s'esclaffe – «comment pourrions-nous vendre un tel patrimoine, qui appartient à tous les Marocains ?» – et rappelle qu'«après l'exposition du Louvre, les lustres ont pourtant été exposés à Rabat».

Considéré comme un chef d'oeuvre de l'art islamique, cette pièce iconique du mobilier liturgique almohade a assis des standards et a durablement marqué les dinandiers des siècles suivants : les concepteurs du grand lustre de la mosquée de Taza, le plus grand d'Afrique du nord, s'en sont inspiré vu la similitude des formes, note Henri Terrasse.

Chef d'oeuvre du mobilier liturgique 

Réalisé entre 1202 et 1213 sur ordre du calife Almohade Muhammad an-Nâsir, fils et successeur d'Abû Yûsuf Ya'qûb al-Mansûr, le lustre, d'un diamètre de 2 mètres et quart et d'un poids estimé à 1750 kilogrammes, a coûté entre 717 dinars et un cinquième de dinar selon Abu al-Hasan Ali al-Jaznai, et 717 dinars et deux dirhams et demi selon Alī ibn Abī Zar' al-Fāsī, prélevés sur les fonds Habous de la mosquée.

Grand lustre de la mosquée. / Ph. Musée du Louvre / Antoine Mongodin.Grand lustre de la mosquée. / Ph. Musée du Louvre / Antoine Mongodin.

Le nombre de godets du grand lustre a donné lieu à des estimations divergentes. Ali al-Jaznai avance le chiffre de 520, Alī ibn Abī Zar' al-Fāsī 509, échelonnés sur une plateforme de neuf gradins. Le remplissage des godets nécessitait une quantité conséquente d'huile, extraite des oliviers faisant partie du domaine waqf de la mosquée.

Durant le règne du calife Muhammad an-Nâsir, commanditaire du lustre, la totalité des lampes étaient allumée les nuits du Ramadan, en particulier le 27è jour. A son décès, «les moyens financiers de la Quaraouiyine baissèrent brutalement pendant cette époque à cause de la famine et de l'anarchie qui régnaient dans la ville, et on ne pouvait pas, par conséquent, se procurer d'huile d'éclairage», écrit Abdeltif El Khammar dans une thèse sur les mosquées au Maroc

De surcroît, poursuit El Khammar, «le cadi al-Hayyûnï interdit catégoriquement l'illumination des lampes de ce lustre pendant toute l'année et justifia sa position par l'idée selon laquelle les Musulmans ne vénèrent pas le feu d'éclairage, mais doivent concentrer leur intérêt sur l'adoration de Dieu». 

«Plusieurs jurisconsultes andaluso-maghrébins médiévaux restèrent hostiles à la consommation excessive de l'huile d'éclairage pendant le mois de ramadan, la dénoncèrent fermement et la considérèrent comme une innovation blâmable.»

Abdeltif El Khammar

La tradition de l'allumage du lustre connut donc une brève interruption, et reprit à l'arrivée du souverain mérinide Abu Ya'qûb Yûsuf, qui a régné entre 1286-1307. «Ce fut son cadi à Fès, Muhammad Ibn Ayyûb Abu al-Sabr, qui s'occupa de cette affaire dès sa nomination en 288, et ordonna aux responsables de la mosquée de la Quaraouiyine de relancer cette pratique ancestrale», toujours selon le chercheur.

Esquisse de la cloche en bronze qui aurait été transformée en lustre. Tiré du livre "Le Maroc et l’artisanat traditionnel islamique dans l’architecture" (1981), d'André Paccard.Esquisse de la cloche en bronze qui aurait été transformée en lustre. Tiré du livre "Le Maroc et l’artisanat traditionnel islamique dans l’architecture" (1981), d'André Paccard.

Cloche d'église «hackée»

Un autre lustre d'Al Quaraouiyine exposé au Louvre est le célèbre lustre-cloche mérinide. Son cœur est constitué d'une cloche provenant d'une église de Gibraltar. Butin de guerre du fils du sultan mérinide Abu Al-Hassan, il a été rapporté au Maroc en 1332. La transformation de la cloche en lustre a coûté 70 dinars d'or au Habous d'Al Quaraouiyine. 

«Le phénomène de la réutilisation des cloches dans les mosquées et leur conversion en lustre n'est pas une nouveauté spécifique à la grande mosquée de la Quaraouiyine, mais se manifeste également dans d'autres édifices religieux du monde andalou-maghrébin, notamment dans les grandes mosquées de Taza, Grenade et Cordoue», écrit El Khammar.

Ce qui recoupe l'observation de Lucien Golvin, qui rapporte que ces réutilisations «étaient déjà courant[e]s à la période califale en Espagne et à la grande mosquée de Cordoue dut s'enorgueillir de tels trophées gagnés sur les infidèles. Les cloches étaient parfois fondues pour servir à d'autres usages, ou bien […] on les habillait pour les utiliser pour l'éclairage des mosquées».

Article modifié le 08/09/2019 à 12h06

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