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Interview

Norvège : «Le gouvernement doit urgemment surveiller les actes islamophobes et les contrer» [Interview]

Au lendemain de l’attentat terroriste ayant visé la mosquée Al-Noor à Bærum, la communauté musulmane de Norvège qui célèbre l’Aïd ce dimanche est sous le choc. Membre du Conseil d’administration du lieu de culte, Irfan Mushtaq confie à Yabiladi que la lutte contre l’islamophobie devient un défi majeur dans le pays. INTERVIEW.

Publié
Mosquée d'Al-Noor dans la banlieue d'Oslo, en Norvège, cible d'un attentat le 10 août 2019 / Ph. Reuters
Temps de lecture: 5'

La Norvège n’assiste pas à sa première attaque islamophobe, mais c’est pour la première fois qu’un suprémaciste ouvre le feu dans une mosquée. Comment la communauté musulmane a vécu cet attentat ?

Nous sommes envahis par un sentiment mêlant tristesse et colère, surtout que l’attaque survient dans un contexte où le deux poids, deux mesures est de plus en plus banalisé et normalisé. Si les faits s’étaient déroulés dans un pays dont la population est majoritairement musulmane, ils auraient immédiatement été qualifiés de terroristes. Mais lorsque ça arrive en Europe, on remarque beaucoup d’hésitation à désigner les actes par leur nom, à savoir le terrorisme.

Taire cette disparité dans le traitement de situations qui ont pourtant le même modus operandi renforce cette idée reçue que les terroristes sont les assaillants / les kamikazes / les poseurs de bombes qui se revendiquent de l’islam et que les auteurs d’actes similaires au nom d’un référentiel différent sont plus dans «des actes de haine» ou «des actes racistes» et non pas «des actes terroristes».

C’est pesant de devoir affronter constamment cette extrapolation qui tend à dessiner un profil type du «méchant» et du «gentil», ou en tout cas du «moins dangereux». La communauté musulmane en Norvège en est considérablement impactée, surtout depuis l’émergence de Daech qui a poussé des personnes à standardiser le fait qu’un fondamentaliste ressemble à une personne typée issue d’un pays arabe ou musulman plus qu’à un habitant local.

Dans quelle mesure la vie quotidienne des citoyens de confession musulmane est touchée par l’islamophobie ?

Au début, les attaques ciblant les musulmans ont commencé par des harcèlements, essentiellement sur les réseaux sociaux. Etant père de trois filles, je peux dire que le milieu scolaire porte lui aussi les stigmates de la normalisation de ces stéréotypes. Les enfants font état d’une pression liée à cette perception erronée de l’autre et de nos différences, notamment l’assimilation de certains écoliers à des profils de «fondamentalistes», sur la base de leur religion ou de leur apparence physique.

Au sein de la communauté musulmane de Norvège, nous avons alerté sur cette tendance depuis très longtemps. Aujourd’hui, le gouvernement a le devoir d’être à l’écoute pour affronter urgemment l’islamophobie, par la surveillance et l’observation de ses différentes expressions afin de mieux cerner les outils pour la contrer.

Au lendemain de la fusillade d’Al-Noor, nous réitérons nos appels à l’exécutif pour entreprendre les démarches nécessaires pour endiguer ce fléau.

Pensez-vous que l’attentat d’hier aurait pu être évité, si la menace suprémaciste était prise plus au sérieux, d’autant plus que le terroriste était connu des services ?

Je ne pense pas que la police soit principalement responsable de ne pas avoir pu empêcher l’assaillant de passer à l’action. Le gouvernement a entrepris plusieurs démarches dans le cadre de la réforme de la police, mais on connaît des défauts de coordination entre services gouvernementaux et services de police. Parfois, le tribut de ces failles peut être lourd lorsque ces dernières profitent aux terroristes qui vont au bout de leur projet.

De son côté, l’exécutif œuvre principalement à véhiculer l’idée que la Norvège est un pays extrêmement paisible, avec une société tolérante pour que des attentats comme celui d’hier ne se produisent pas ici. Je souligne en effet que le peuple norvégien est majoritairement fort de ces valeurs humaines et heureusement que nous sommes une majorité à les partager et à les défendre. Mais ce discours occulte une partie de la réalité qui est celle de l’assaillant, d’une frange minoritaire de la société et même de décideurs, qui tiennent publiquement les musulmans comme responsables des maux que nous vivons.

C’est pour cela qu’après l’attentat, j’ai réitéré les craintes et les inquiétudes de la communauté musulmane qui ne peut pas se sentir en sécurité dans un tel contexte, où l’on n’identifie pas objectivement et avec le même degré de rigueur les menaces auxquelles s’exposent les citoyens de ce pays, toute appartenance confondue.

Irfan Mushtaq, peu après l’attaque terroriste contre la mosquée Al Noor / DRIrfan Mushtaq, peu après l’attaque terroriste contre la mosquée Al-Noor / DR

Dans ce sens, quel est l’efficacité des mesures gouvernementales annoncée pour rassurer les musulmans de Norvège sur leur droit à exercer leur culte ?

Il y a un dialogue important et efficace entre les différentes institutions religieuses et la police, pour que tous les citoyens se sentent en sécurité dans leur droit de pratiquer leur culte.

La question est que le gouvernement doit aujourd’hui se rendre à l’évidence que l’islamophobie n’est plus seulement un phénomène des réseaux sociaux, mais qu’il impacte désormais les réalités sociales, notamment dans l’accès à l’emploi ou à l’éducation.

Chemin faisant, il détruit une génération de jeunes qui ont baigné dans la banalisation de tels discours et les reproduisent donc, en qualifiant les musulmans de terroristes, dans un contexte où des partis politiques adoptent ces idées et les véhiculent.

Pourtant, certaines mosquées en Norvège, dont Al-Noor à Bærum, ont bénéficié de mesures préventives au lendemain des attentats de Christchurch…

En effet, mais ce n’étaient pas des initiatives gouvernementales. Ce sont celles de l’administration de chacune des mosquées qui ont renforcé leur dispositif de sécurité au niveau des entrées principales. D’ailleurs, nombre de responsables politiques ne nous ont pas pris au sérieux lorsqu’ils ont eu connaissance de ce que nous envisagions de faire dans ce sens, allant jusqu’à considérer la chose comme «inutile».

Que ce soit une synagogue, une église ou une mosquée, une maison de Dieu doit laisser ses portes ouvertes à toute personne qui veut y entrer, que ce soit pour se recueillir ou simplement pour se sentir en paix. En revanche et suite aux événements de Christchurch, nous n’avons pas imaginé que la mosquée de Bærum serait ciblée par une attaque similaire, mais nous l’avons fait par principe de précaution. Il s’agit d’un système d’accès codé exigeant que les portiques principaux soient fermés, lorsque des activités se déroulement à l’intérieur des lieux.

Si ce système n’avait pas été mis en place, l’assaillant aurait facilement pu accéder au cœur de la mosquée via ce portail et nous aurions réellement touché les conséquences de l’absence de mesures préventives. Or, il n’a pu entrer que par une porte arrière servant essentiellement de sortie. Ce qui a permis de le maîtriser, grâce à l’intervention courageuse d’un homme septuagénaire qui a empêché ses mouvements et nous a évité le pire, en attendant l’intervention des forces de l’ordre.

Qu’a été la réaction de la société civile ?

Comme la majeure partie de la population norvégienne aspire à la paix et à la gestion des différences dans une démarche de dialogue, d’empathie et d’ouverture à l’autre, nous avons reçu un grand élan de solidarité après la fusillade. Beaucoup d’habitants locaux se sont déplacés pour nous exprimer leur soutien, déposer des fleurs, des messages appelant à l’apaisement…

Nombre d’entre eux ont pris part aux célébrations de l’Aïd également, ce dimanche, pour signifier que c’est cette atmosphère de vie dans nos différences que nous reconnaissons et que nous acceptons ne peut pas se défaire ainsi, à cause d’un acte terroriste qui ne représente que ses commanditaires, ses exécutants et les défenseurs de son idéologie.

La société civile norvégienne reste soudée, mais le ciment que sont ces valeurs humaines qui nous lient ne semble pas aussi fort chez les politiques. Ce qui est frappant, dans ce sens, c’est l’inaction notamment des décideurs et des représentations diplomatiques des pays musulmans, présents en grand nombre à Oslo et ayant de bonnes relations avec la Norvège. Il ne me semble pas avoir entendu leurs réactions dénonçant l’attentat et cela interpelle.

Plus largement dans le contexte européen, que vous dit la recrudescence d’attaques ciblées contre les personnes de confession musulmane ?

De plus en plus de personnes musulmanes appréhendent de se rendre dans certains lieux de culte, redoutant d’être ciblées par des attaques, que ce soit en Angleterre, en Pologne ou même en France. Cela dénote à quel point il devient difficile d’être musulman en Europe.

Désormais, la Norvège n’est plus une exception ; en tout cas tant que son gouvernement n’affronte pas l’islamophobie comme une menace au quotidien. Nous sommes dans l’urgence de considérer les humains que nous sommes à notre juste valeur, égale et partagée par tous, que nous ayons une appartenance religieuse ou non, au lieu de céder à un certain discours politique anti-migrants qui cache la stigmatisation de groupes et de communautés spécifiques. 

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