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Grand Angle

Maroc : La santé mentale, coincée entre superstitions et stigmatisation

La psychiatrie a encore mauvaise presse au royaume, où beaucoup lui préfèrent des pratiques charlatanesques en dehors de toute éthique, qui conduisent parfois à des drames.

Publié
Une chambre à l'hôpital psychiatrique Ar-razi de Berrechid. / Ph. Association néerlandaise Circle of Influence (Telquel.ma)
Temps de lecture: 4'

Le sida ? «Une punition divine pour celles et ceux qui ont eu un comportement déviant.» Les schizophrènes ? «Des individus dangereux.» Les épileptiques ? «Des possédés.» Les dépressifs ? «Des gens qui ne croient pas (assez) en Dieu.» Nada Azzouzi, psychiatre à Témara, ne compte plus les poncifs et croyances superstitieuses qu’elle a recensés sur les troubles mentaux, les personnes qui en souffrent… et même celles qui les soignent. «Au Maroc, les psychiatres sont encore perçus par beaucoup comme les médecins des fous. D’autres pensent que les traitements engendrent forcément une dépendance. Globalement, il y a une grande méconnaissance de la population sur cette spécialité», observe-t-elle. Une stigmatisation qui, en plus de nuire à la prise en charge des patients, à leur accès aux traitements et à leur réinsertion, «freine l’implantation de stratégies de prévention et cantonne ainsi la psychiatrie au statut de parent pauvre de la médecine».

Pointer du doigt la maladie mentale, c’est aussi occulter la problématique de la santé mentale au Maroc et tous les enjeux qu’elle englobe, fait remarquer Nada Azzouzi. «On ne parle que de la maladie au détriment de la psychiatrie, et seulement à l’occasion d’évènements tragiques repris par les médias de façon superficielle et sensationnelle.» Une couverture médiatique qui alimente les peurs, jette une lumière crue sur la dangerosité et l’incurabilité présumées des malades, et leur inadaptation supposée à la vie sociale. Le cinéma ne joue pas non plus toujours en faveur des malades, estime la psychiatre.

«Un film comme ''Vol au-dessus d’un nid de coucou'', ce n’est pas ce qu’il y a de plus avantageux. Ça renvoie l’image d’un monstre que le patient n’est pas.»

Nada Azzouzi

Une aura de guérisseurs

Le manque de lits et de ressources humaines n’arrange rien : le royaume ne dispose que de 2 225 lits dédiés à la santé mentale et 306 psychiatres, alors que 40% des Marocains souffrent de troubles mentaux et 26% de dépression, selon les chiffres avancés en octobre 2018 par le ministre de la Santé lui-même. Couplées à la mauvaise presse faite à la psychiatrie, ces pénuries servent malgré elles les intérêts d’un marché aussi lucratif qu’opaque : celui des marabouts et charlatans qui promettent monts et merveilles à celles et ceux que le désespoir a conduit à leurs portes.

Et les superstitions ne sont pas l’apanage des ignorants : «Certains ont fait des études supérieures mais, parce qu’ils ont été abusés par la médecine moderne, ont recours à ces pratiques charlatanesques», nous dit Mustapha Akhmisse, médecin spécialiste en traumatologie et orthopédie, auteur notamment de «Médecine, magie et sorcellerie au Maroc» (éd. Dar Kortoba Casablanca, 1990). «Il ne faut pas oublier qu’on a tous été élevés dans un milieu qui continue de croire aux génies, aux djinns et à tout un tas de choses invraisemblables», rappelle-t-il.

«Il m’est arrivé de donner des conférences avec en face de moi un auditoire composé de gens diplômés, avec un certain niveau d’instruction, mais qui finissent par épouser les théories de la sorcellerie.»

Mustapha Akhmisse

Pour Mustapha Akhmisse, le danger de ces charlatans, qui séduisent «parce qu’ils s’autoproclament connaisseurs de l’extraordinaire», est qu’ils se substituent aux médecins. A rebours des consultations médicales jugées parfois expéditives, «eux prennent le temps de recevoir, servent le thé et glissent quelques blagues», histoire de mettre le client – car c’est bien de clients dont il est question – à l’aise. Perchés au septième ciel, ils sont pourtant pleinement ancrés au réel lorsqu’il s’agit de pénétrer les arcanes de la psychologie humaine et d’en exploiter les faiblesses. «Ils sont loin d’être idiots ! Ils se parent d’une aura traditionnelle de guérisseurs. C’est comme ça qu’ils parviennent à mettre en place un certain nombre de techniques pour s’attirer docilité et obéissance.»

Des outils thérapeutiques totalement inadaptés

La médecine au Maroc, en l’occurrence la psychiatrie, n’a pourtant pas toujours inspiré la méfiance, bien au contraire. «Le premier hôpital psychiatrique construit à Valence en Espagne a été basé sur le maristane Sidi-Frej de Fès, qui date de 1410», rappelle Driss Moussaoui, psychiatre de renommée mondiale – il fut l’un des premiers au Maroc – et ancien président de l’Association mondiale de psychiatrie sociale. Le maristane désignait autrefois, durant l’âge d’or de la civilisation arabo-islamique médiévale (du VIIIe au XIIIe siècle), un établissement hospitalier pour les malades dont on espérait la guérison. Celui de Salé est par exemple une ancienne école de médecine réputée au XIVe siècle.

«Il y avait autrefois une médecine plus rationnelle, plus scientifique au Maroc. Comme le reste, elle s’est dégradée et a laissé place à des guérisons traditionnelles qui, en réalité, ne guérissent pas grand-chose. Ces pratiques perdurent encore aujourd’hui», ajoute Driss Moussaoui. Aux traitements médicamenteux et thérapies en bonne et due forme, régies par un code de déontologie, se sont ainsi substituées les croyances religieuses et les sourates.

«C’est une imbécilité d’utiliser le Coran en tant qu’outil thérapeutique ; une pratique criminelle qui peut mener à des tragédies, surtout pour les personnes atteintes de pathologies mentales graves et à des stades avancés.»

Driss Moussaoui

«Certaines maladies mentales résultent de défauts de transmission d’une région cérébrale à une autre. Dans le cas de la dépression, il s’agit d’un déséquilibre au niveau de certaines hormones comme la sérotonine et la noradrénaline. Dans le cas de la schizophrénie, c’est un déséquilibre de la dopamine», reprend Nada Azzouzi. «Cela n’a donc rien à avoir les croyances religieuses !», fulmine la psychiatre.

«Le plus grave, ajoute-t-elle, c’est que cette errance thérapeutique retarde la prise en charge du patient. Une maladie diagnostiquée à temps est plus facilement soignable, avec peu de médicaments et de moyens. Or les gens qui errent depuis des années et qui ont fait le tour de tous les fqihs du Maroc, s’attendent au miracle une fois arrivés chez le psychiatre. Ils ne comprennent pas qu’une thérapie, ça ne se fait pas en un coup de baguette magique.»

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