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Grand Angle

Maroc : Quand l’évolution des rôles conjugaux déstabilise l’ordre patriarcal établi

Alors qu’un ménage marocain sur six était dirigé par une femme en 2014, les rôles au sein de la structure conjugale sont amenés à évoluer. Pour la sociologue Leila Bouasria, cette ambigüité naissante dans des normes jusque-là profondément établies peut être à l’origine de tensions, voire de violences.

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Venues de toutes les régions du Maroc, des femmes manifestent contre les violences subies, le 24 novembre 2013 à Rabat. / Ph. Tafra.ma
Temps de lecture: 4'

Combien de femmes, marocaines en l’occurrence, peuvent dire n’avoir jamais été victimes de violences ? Certainement peu, à en croire les chiffres qui résultent des études régulièrement menées par le gouvernement ou les associations féministes. Dernière en date : en mai 2019, une enquête nationale du ministère de la Famille, de la solidarité, de l’égalité et du développement social a révélé que 54,4% des femmes au Maroc ont subi une violence, physique, sexuelle, psychologique, économique ou électronique, dans l’année qui a précédé.

En septembre dernier, le Maroc a adopté la loi 103-13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, qui a pourtant fait grincer des dents chez plusieurs associations. Au-delà de la mise en œuvre d’un arsenal législatif adapté, certes essentiel, il faut dire que les violences liées au genre émanent avant tout d’une culture du patriarcat encore très ancrée dans les sociétés maghrébines. «Jusqu’à présent, les femmes ont toujours été éduquées dans l’esprit de devoir supporter les hommes, de ne pas s’en plaindre», souligne Nouzha Guessous, essayiste et chercheuse en droits des femmes, droits humains et bioéthique, anciennement membre de la commission royale consultative pour la réforme de la Moudawana. «Il y a effectivement ce légendaire discours féminin sur la patience et l’endurance des femmes. L’autorité masculine étant perçue comme légitime, la femme se doit d’être patiente, d’endurer sans se plaindre», abonde la sociologue Leila Bouasria.

«On est toujours dans cette culture de glorification de l’homme autoritaire. Il y a ce mélange entre virilité et masculinité d’une part, et autorité d’autre part, qui peut aller jusqu’à la violence verbale et physique. Ce sont des violences conditionnées par des hiérarchies professionnelles et sociales (mari-femme, père-fille, frère-sœur, etc.), y compris dans l’espace public, auquel les femmes n’ont pas accès avec autant de liberté que les hommes», reprend Nouzha Guessous. Leila Bouasria de compléter : «La virilité masculine est constamment dans un processus de validité. C’est ce que Bourdieu* (sociologue français, ndlr) expliquait : la virilité est toujours dans l’attente d’être validée, honorée. L’homme doit montrer qu’il en est un et tout le monde doit le savoir.»

Quand le silence devient la norme

Il y a aussi, pour Nouzha Guessous, la crainte d’être stigmatisée, confortée par la violence des institutions et les soupçons qu’elles font peser sur les femmes victimes de violences, notamment dans les commissariats, les tribunaux et les hôpitaux, lorsque les victimes viennent demander un certificat médical. La chercheuse évoque «des témoignages récurrents de femmes qui ont été déboutées avec des phrases du genre ''mais ça c’est rien du tout'', ''vous n’allez pas porter plainte pour ça'', ''mais qu’est-ce que vous avez bien pu faire pour qu’il vous tape ?''».

«Cette culture qui fait qu’une femme se tait, c’est la même qui fait qu’un policier ou qu’un juge va avoir comme premier réflexe de penser que si une femme se fait violenter, c’est parce que c’est elle qui a fait quelque chose de mal. La honte est toujours du côté de la victime : c’est une donnée absolument constante pour le moment.»

Nouzha Guessous

Une culture de la honte qui condamne les femmes au silence, celui-là même qui tend, in fine, à s’imposer comme une norme. «Si vous faites une enquête sociologique sur les femmes victimes de violences, vous aurez du mal à en trouver qui accepteront de parler. On n’exprime pas les traumatismes vécus. Et puis quand vous avez peur, vous n’avez plus confiance en personne», nous explique le sociologue Jamal Khalil, auteur d’une thèse sur la violence conjugale au Maroc.

«L’environnement met une telle pression que ne pas parler, c’est la règle. C’est au contraire le fait de parler qui devient une traîtrise. La normalité, c’est que les femmes soient violentées et qu’elles se taisent.»

Jamal Khalil

Des rôles amenés à évoluer…

Leila Bouasria observe pourtant depuis quelques années les débuts d’un renversement des rôles, en l’occurrence dans la structure conjugale, qu’elle juge «de moins en moins précis». L’idéal de l’homme en tant que principal pourvoyeur de revenus commence à se heurter à une réalité aujourd’hui quelque peu différente. Dans son ouvrage intitulé «Les ouvrières marocaines en mouvement : qui paye ? Qui fait le ménage ? Et qui décide ?» (Paris, l’Harmattan, 2013), Leila Bouasria recueille notamment le témoignage d’une ouvrière d’une usine de Casablanca qui traduit bien ce renversement des rôles, quoi qu’encore marginal dans la société marocaine : «Je faisais tout pour que mon mari ne se sente pas redevable ou rabaissé (Maihesch benneqs), pour qu’il n’ait besoin de rien (…) il n’avait même pas à demander, je lui donnais même l’argent de poche pour qu’il sorte au café avec ses copains», raconte l’ouvrière.

Dans son ouvrage, Leila Bouasria explique que c’est lorsque le mari de cette femme réintègre le marché du travail que le conflit éclate : «Quand mon mari a trouvé un emploi, je fus déçue de l’entendre me demander de partager les dépenses à moitié, (…) moi qui avais passé plus de cinq ans à l’entretenir en attendant le jour où il allait sortir de cette situation et me reposer un peu. Je peux dire que c’était l’une des causes principales du divorce, son manque de reconnaissance.»

…dans une structure conjugale où le pouvoir peine à s’équilibrer

«On ne peut saisir la question du patriarcat et de la domination que si on la met en lumière avec le référentiel de valeurs qui fonde l’ordre normatif d’une société. Les normes sont en train de changer ; elles sont mouvantes. Dans la pratique, on voit très bien que les rôles conjugaux sont en train d’évoluer ; ils sont plus imprévisibles, plus négociables», explique Leila Bouasria, pour qui cette négociation des rôles peut être en revanche vectrice de tensions entre hommes et femmes et, par conséquence, de violences.

«Aujourd’hui, s’il y a conflit, c’est un signal qu’il y a une opposition à un ordre patriarcal considéré comme légitime. Cette transition, qui incite à une certaine ambiguïté normative, à une certaine négociation des rôles, peut être à l’origine de certaines violences.»

Leila Bouasria

Pour Leila Bouasria, la conception du pouvoir au sein de l’unité conjugale n’est pas conçue différemment «qu’en termes de jeu à somme nulle», ces jeux qui veulent que le gain de l’un constitue obligatoirement une perte pour l’autre. «Si la femme a le pouvoir, cela veut dire qu’elle est en train d’usurper la place de l’homme et de lui ôter son pouvoir. C’est une forme d’égalité subversive, c’est-à-dire que si quelqu’un reprend un peu de pouvoir, c’est que l’autre le perd. Pour l’instant, on n’arrive pas à vivre cette égalité de manière équilibrée», conclut-elle.

(*) Pierre Bourdieu est notamment l’auteur de «La domination masculine» (Editions du Seuil, 1998), dans lequel il développe une analyse sociologique des rapports sociaux entre les sexes.

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