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Grand Angle

Fikra #14 : Les diabétiques jeûnent majoritairement pendant le Ramadan

Plus de la moitié des diabétiques, au Maroc, observeraient le jeûne du Ramadan en dépit des risques pour leur santé. Des chercheurs ont étudié en détail leur motivation.

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Photo d'illustration. / DR
Temps de lecture: 4'

Chaque année, le Ramadan place les diabétiques face à eux-mêmes et les oblige à prendre une décision dans laquelle ils mettent en balance leurs convictions religieuses et les risques pour leur santé. Dans leur article «Le jeûne du Ramadan au Maroc : un dilemme pour les patients diabétiques et les soignants», Mohammed Ababou, Reida Ababou et Abderrahman El Maliki, livrent les résultats de leur enquête auprès de 23 malades diabétiques et 10 médecins.

«Globalement 64% des patients observent le jeûne le mois entier, 22% ne l’observent pas et 15% ont un comportement variable, c’est-à-dire qu’ils jeûnent certains jours et renoncent au jeûne d’autres jours», indiquent Mohammed Ababou, Reida Ababou et Abderrahman El Maliki.

Les auteurs ont constaté que les jeunes malades ont tendance à moins observer le jeûne que les plus âgés et que les personnes les plus informées ont également tendance à moins le mettre en pratique. Cependant, ces différences sont minimes et, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, les personnes les plus éduquées ne sont pas plus nombreuses que les autres à renoncer au jeûne lorsqu’elles sont diabétiques. Selon la critique opérée par Patrice Cohen dans son article «Les musulmans diabétiques face au jeûne du Ramadan : quelques réflexions anthropologiques», les résultats des trois chercheurs marocains ont cependant pu être faussés.

Nombreux sont ceux à observer le jeûne coûte que coût

«Le sujet du jeûne du Ramadan ne prédispose-t-il pas, dans un pays comme le Maroc, à susciter chez les interrogés un discours conforme aux normes environnantes, en fonction de l’image qu’ils veulent donner à l’enquêteur ?», interroge Patrice Cohen. Même si la part de malades à pratiquer le jeûne est peut-être moins importante que celle relevée dans l’enquête, de fait, nombreux sont ceux à observer le jeûne coûte que coûte, en dépit des nuances apportée par le Coran lui-même à l’obligation de jeûner.

«Quiconque d’entre vous est malade ou en voyage devra jeûner un nombre égal d’autres jours. Mais pour ceux qui ne pourraient pas le supporter (ou qu’avec une grande difficulté), il y a une compensation : nourrir un pauvre. Et si quelqu’un le fait de son propre gré, c’est pour lui ; mais il est mieux pour vous de jeûner, si vous le saviez (…) Allah veut pour vous la facilité, il ne veut pas la difficulté pour vous.»

Sourate sur le Ramadan (traduction du site du ministère des Affaires islamiques en Arabie Saoudite)

Ainsi le consensus international sur le Ramadan établi à l’issu d’un colloque international organisé par la Fondation Hassan II pour la recherche scientifique et médicale, à Casablanca, en 1995, et élaboré par des oulémas, des diabétologues et des généralistes, est-il toujours d’actualité : il propose un compromis entre la protection de la santé des diabétiques et leur volonté d’observer le jeûne : «En principe, les diabétiques ne devraient pas jeûner. Malgré cela, certains malades tiennent à le faire. Pour être autorisé à jeûner, le diabète doit être non insulinodépendant, sensible à la diététique, bien équilibré et stable.»

Renoncer à tous les bienfaits spirituels

Dans ce contexte, les trois scientifiques ont cherché à identifier les différentes motivations qui permettent d’expliquer ce jusqu’au boutisme en interrogeant les malades. Au Maroc, la maladie a tendance à être interprétée comme une épreuve voulue par Dieu afin de se faire pardonner ses péchés, or le mois de Ramadan est précisément celui du grand pardon. La valeur du Ramadan va ainsi bien au-delà de l’obligation qui lui est attachée. Renoncer au Ramadan, ce n’est pas seulement renoncer à un moment difficile, une épreuve, mais également renoncer à tous ces bienfaits spirituels. A cela s’ajoute la conviction que tout ce qui arrive, la maladie comme la mort, est la volonté de Dieu et a déjà été écrit. Dès lors, renoncer au jeûne – la seule chose sur laquelle les patients ont une prise – serait dangereusement inutile.

«Je suis contre ceux qui disent que je dois manger pendant le Ramadan. Est-ce qu’ils seront avec moi le jour du jugement dernier ?»

Chef magasinier de 70 ans ayant seulement connu l’école coranique

S’ajoute à ce raisonnement l’idée – une croyance répandue au Maroc sans qu’elle figure dans les textes religieux – qu’en miroir des bienfaits qu’il assure, le Ramadan, lorsqu’il n’est pas pratiqué, porte malheur.

«J’ai peur de ne pas pouvoir rembourser les jours non jeûnés : al fidya. Ramadan peut me causer un malheur.»

Retraité de 60 ans, analphabète

Enfin, d’obligation religieuse, le ramadan est devenu une norme sociale très forte dont la puissance coercitive est nettement supérieure à celle des autres piliers de l’Islam. Pour les malades, ne pas jeûner, c’est risquer d’être mal vu par ses proches, ses collègues. Tous ceux qui renoncent au jeûne, mangent ainsi en cachette.

«On ne peut exclure le fait que «participer» au jeûne (…) est aussi un acte social au moyen duquel les patients sont susceptibles de signifier leur intégration à leur entourage familial, amical et professionnel. C’est aussi une ressource afin de prouver qu’ils ne souffrent d’aucun handicap et qu’ils peuvent vivre comme tout un chacun, sans stigmatisation», indiquent les auteurs.

Les malades diabétiques qui choisissent dans ce contexte de jeûner réagissent différemment face à la détérioration de leur état de santé. Ceux qui ne ressentent aucun malaise y voient la confirmation des bienfaits du Ramadan, y compris sur la santé, et ceux qui en souffrent ont tendance, dans un premier de temps, à rester dans le déni. Ils cherchent ailleurs des explications à leurs difficultés. Ce n’est que progressivement, lorsque leur état de santé empire dangereusement, qu’ils cessent de jeûner quelques jours voire tout le mois tout en gardant espoir que l’année suivante ils pourront reprendre le Ramadan.

La revue

Créée en 1982 par l’éditeur John Libbey Eurotexte, spécialisé dans la publication de revues scientifiques dans le domaine de la santé, la revue «Sciences sociales et santé» a pour ambition d’établir un dialogue entre les différentes disciplines des sciences humaines et sociales sur la santé.

Les deux articles qui nous ont intéressé, ici, ont été publiés successivement dans le même numéro, en 2008.

Les auteurs

Mohammed Ababou est sociologue et chercheur au sein du département de sociologie de la faculté des lettres Dhar El Mehrez, de Fès. Il y enseigne la sociologie de la santé et de la maladie chronique. Il s’est particulièrement intéressé au diabète mais également au sida et au cancer. Il étudie les représentation sociales liées au maladies et leurs interactions avec les pratiques religieuses de l’Islam. Indépendamment des questions liées à la santé, il a également interrogé la relation entre Islam et générations.

A ses côtés, au sein du Département, Abderrahmane El Maliki a collaboré à l’étude, même si le cœur de ses recherches se porte plutôt sur les migrations intérieures. Il a notamment étudié l’exode rural entre Tafilelt et Fès. En 2015, il a également publié un ouvrage, «Culture et espace» sur la mutation des villes marocaines sous les effets des migrations.

Reida Ababou est un médecin spécialisé en endocrinologie. Il exerce aujourd’hui dans un cabinet privé à Casablanca et a collaboré à la présente recherche.

Patrice Cohen, anthropologue, maître de conférence à l’Université de Rouen, en France, enseigne les dynamiques sociales et langagières au sein du département de sociologie. Il étudie particulièrement les relations entre jeûne, régime et maladie, notamment dans le cas du cancer. C’est donc sur la base de cette spécialisation qu’il écrit une critique de l’article de MM. Abbabou et Abderrahmane et Maliki, en 2008.

Article modifié le 14/09/2019 à 14h09

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