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Grand Angle

Maroc : Quand des dictons conditionnent l’intériorisation du sexisme

L’association Joussour – forum des femmes a lancé récemment une série de capsules, où elles dénoncent certains proverbes populaires pour la charge de sexisme et de violence qu’ils véhiculent. Une initiative qui appelle à la réflexion sur la question d’un point de vue sociologique. Dans ce sens, deux chercheurs livrent leur analyse à Yabiladi.

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Photo d'illustration / Ph. DR.
Temps de lecture: 4'

«La femme est une côte déformée», entend-on en dialecte marocain, lorsqu’il ne s’agit pas de reprendre l’adage voulant que «si vous ne battez pas votre femme chaque samedi, elle se révoltera». Loin d’être des propos individuels, ces dictons centenaires font partie de ceux qui ancrent une perception inférieure des femmes au sein de certains milieux de la société marocaine. Ils font partie de ceux que dénonce l’association Joussous – forum des femmes marocaines, à travers une récente initiative pour conscientiser sur la portée sociale de ce que véhiculent ces proverbes comme valeurs.

Vice-coordinatrice de l’ONG, Rhizlane Benachir explique à Yabiladi que ces capsules sont conçues dans le cadre du projet «Femmes pour le progrès», qu’elle coordonne en partenariat avec l’université du Maryland (Washington D.C.). Elles émanent d’un travail collectif avec une quarantaine de femmes politiques marocaines, parlementaires, entrepreneuses, actrices associatives, artistes et journalistes, «pour travailler sur deux axes que sont la citoyenneté et la lutte contre la violence à l’égard des femmes».

Ainsi et en prenant comme référence la loi 103.13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, la militante nous explique que «l’idée est de montrer qu’il existe plusieurs sortes de violences, y compris celles qui passent par des expressions véhiculées dans la culture orale marocaine et donnant une image négative des femmes, d’une génération à l’autre». «A première vue, on ne se rend pas compte de cet impact car ce sont des expressions banalisées dans notre culture orale», souligne-t-elle.

Un ancrage sociétal qui tient des structures patriarcales

Sociologue de l’entreprise et de la famille, Ahmed Moutamassik n’a pas pris part à ce projet, mais il s’est intéressé pendant longtemps à la structure familiale marocaine et à l’éducation qu’elle véhicule. Ainsi, il explique à Yabiladi que «ces proverbes ont été surtout formalisés et véhiculés par le poète populaire Sidi Abderrahman El Mejdoub (XVIe s.) dans ses quatrains qui ont diabolisé les femmes et renforcé le genre masculin, comme ils circulent anonymement dans la culture populaire orale».

Pour lui, ces deux corpus – l’un précis et l’autre collectif – éclairent sociologiquement sur le mode de production patriarcale au Maroc. En d’autres termes, «les organisations sociale et familiale se sont construites autour des pouvoirs décisionnels du genre masculin. Comme tout pouvoir, ce dernier a besoin de légitimation, c’est-à-dire que son détenteur est conscient de ce qu’il a et que l’autre, les femmes en l’occurrence, est convaincu du sens dans lequel ce pouvoir s’exerce».

Le sociologue fait référence à Pierre Bourdieu concernant la domination masculine, pour expliquer que «la croyance féminine au pouvoir légitime masculin est conditionnée pour perpétuer cette situation car elle l’intériorise par le biais de la socialisation». Selon Ahmed Moutamassik, celle-ci passe notamment par «la transmission orale de principes d’injonction où ces proverbes jouent un rôle important car, dans le cas de la société marocaine, ils conditionnent l’imaginaire et contribuent de ce fait à l’éducation».

«Au regard de ces différents paramètres, on peut dire que la famille marocaine est patriarcale, patrilocale (c’est la femme qui rejoint l’homme dans son local), patrilinéaire (les enfants prennent le nom de famille du père et non pas de la mère) et endogène (beaucoup de mariages se font entre cousins). Les proverbes y légitiment la violence et déterminent la personnalité de base, comme les filles et les garçons s’en imprègnent dès l’enfance.»

Ahmed Moutamassik, sociologue

La courbe inversée de la violence selon le milieu socio-économique

A partir de ses recherches, Ahmed Moutamassik tend à relativiser aussi l’idée selon laquelle ces proverbes ne sont répandus que dans les milieux populaires peu éduqués et plus défavorisés. «Je dirai même que c’est faux ; plus le statut social est élevé, plus la violence est légitimée», objecte-t-il. «Selon mon expérience de sociologue, le pouvoir du masculin sur le féminin traverse toutes les couches de la société marocaine. D’ailleurs, les catégories des hommes qui exercent le plus de violences au sein du couple sont les militaires, les juges, les ingénieurs et les médecins, c’est-à-dire ceux qui se considèrent détenteurs d’une autorité symbolique», explique le chercheur.

«J’ai constaté qu’il existait moins de violence dans les campagnes, où nombre de ruraux sont conscients par exemple de l’apport économique et social de leurs épouses, au niveau du travail dans les champs, de l’éducation des enfants… Cette tendance ne doit cependant pas être généralisée, mais elle est en tout cas chiffrée.»

Ahmed Moutamassik, sociologue

Doctorant en sociologie des médias, Abdeljabar Boucetta, lui, souligne auprès de Yabiladi que «dans notre société, beaucoup d’hommes ont tendance à légitimer cette autorité par des idées erronée sur la religion, sur la base de leur incompréhension des textes». «Les dictons font partie de ces pratiques pour laquelle ces hommes trouvent une justification religieuse, répandant l’idée de leur supériorité et plusieurs stéréotypes liés à l’intelligence, la puissance physique et mentale, entre autres», précise le chercheur.

Dans ce registre, il considère que «la plupart de ces proverbes paraphrasent des passages incompris tirés des corpus islamiques, à savoir le Coran et les hadiths». Abdeljabar Boucetta explique cependant que les femmes marocaines ont su «sortir du cocon dans lequel elles évoluent pour ne plus suivre ces perceptions». «Elles sont de plus en plus nombreuses à continuer leurs études, travailler et gagner en autonomie, devenant ainsi des contre-exemples de ce que ces proverbes véhiculent», décrit le doctorant.

Pour Ahmed Moutamassik, il reste important d’«étudier les fondements sociaux et culturels de ces proverbes anachroniques, de les dénoncer car ils portent une charge violente et contraire à la vision d’une société juste, démocrate et égalitaire, tout en effectuant un travail de conscientisation auprès des plus jeunes, par le biais de l’école et de l’éducation aux droits humains».

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