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Grand Angle

Fikra #11 : Plus de 18 000 Marocains ont étudié en Europe de l’Est et en Russie

Plus de 18 000 Marocains sont partis étudier en ex-URSS depuis les années 60. Entre influence idéologique et choix pragmatique, ils n’ont jamais bénéficié de la reconnaissance accordée à ceux partis poursuivre leurs études en France.

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Le pouvoir d'attraction de Moscou est resté très fort, même après la chute de l'URSS / DR
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L’engouement pour les études en Europe de l’Est n’a pas commencé ces 20 dernières années avec la pharmacie, mais dès les années 60 sous l’influence idéologique de l’URSS, révèle Kamal Mellakh, sociologue à la Faculté de Sciences Humaines de Mohammedia. Dans son article «La formation des étudiants marocains dans les pays de l’Est de l’Europe (1960-2015)», paru en 2016 il décrit une migration étudiante marocaine méconnue et mésestimée.

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, l’URSS est l’une des deux grandes puissances victorieuses. Son mérite et son aura idéologique, en particulier dans les pays en développement, sont alors immenses ; sa parole écoutée. Elle-même mène une politique d’attractivité active. Elle offre notamment des bourses aux étudiants étrangers qui souhaitent poursuivre leur cursus en URSS. Celles-ci sont exceptionnellement généreuses : avec 90 roubles par mois, elles sont supérieures à celles accordées à ses nationaux et presque égales au salaire d’un fonctionnaire d’État hautement diplômé. Les jeunes Marocains bénéficient même d’un billet d’avion aller-retour gratuit.

Les premières bourses sont octroyées au début des années 60 directement via les partis politiques marocains, les syndicats et les associations (l’Union Marocaine du Travail, l’Union Nationale des Étudiants du Maroc, l’Association de l’Amitié Marocaine-Soviétique, l’Association Marocaine des Lauréats des Universités et Instituts Soviétiques, l’Union Marocaine d’Action Féminine, etc.) dans une logique assez clientéliste en dépit de critères académiques. L’Union Nationale des Étudiants du Maroc est à l’époque très proche de la gauche marocaine, notamment de l’Union Socialiste des Forces populaires (USFP) ou du mouvement marxiste-léniniste Ila al Amam.

Université des sciences de Saint Petersbourg (Leningrad) / Ph. Florstein - Wikipedia (cc)Université des sciences de Saint Petersbourg (ex Leningrad) / Ph. Florstein - Wikipedia (cc)

«L’Union Nationale des Étudiants du Maroc était très active en URSS. Dans chaque ville où il y avait des étudiants marocains, il y avait une section, sachant que le siège principal était implanté à Moscou.»

Abderrahim El Attaoui, professeur de langue et littérature russe à la faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat, diplômé de la faculté de philologie de l’université de Leningrad en 1967

Dès 1956, la monarchie marocaine signe un premier accord de coopération économique et technique pour prendre en charge le départ des étudiants vers l’URSS, poussée en cela par les leaders historiques de l’indépendance, comme Allal Al Fassi ou Mehdi Ben Barka. En pleine Guerre froide, ceux-ci veulent se défaire de la tutelle occidentale et en particulier de la France qui accueille déjà la majorité des étudiants marocains. Ils veulent confirmer le nouveau statut du «Maroc indépendant» tandis que le Roi veut, lui, «contrôler ce flux de cadres marocains formés dans les pays communistes et susceptibles de rejoindre les mouvements de gauche avec lesquels la monarchie était en confrontation directe tout au long des années 1960 et 1970», explique Kamal Mellakh.

«Lorsque j’ai postulé pour un poste d’architecte aux services de l’urbanisme du ministère de l’Intérieur en 1969, j’étais tout le temps surveillé discrètement par les renseignements. Ce n’est qu’après mon intégration qu’un collègue m’a dit que j’ai eu ce poste, car les renseignements n’ont rien trouvé.»

Un architecte diplômé de l’Institut d’Architecture de Moscou en 1968

Dislocation de l'URSS

Quand l’URSS tombe en 1991, les liens établis vont perdurer au-delà de l’influence idéologique qui les a d’abord portés. Les premières générations de diplômés des instituts et des universités soviétiques se sont organisées en association en 1977 avec la création à Rabat de l’Association Marocaine des Lauréats des Universités et Instituts Soviétiques (AMLUIS). Le Centre Culturel Russe pour l’Éducation et la Science de Rabat est doublé en 1991 du Centre Russo-arabe des Services Universitaires (RACUS) créée suite à une loi autorisant les universités d’État de la Fédération de Russie à inscrire les étudiants étrangers moyennant le payement des frais d’études.

«C’est l’irruption après 1991 des formations payantes au sein même des universités d’État qui a attiré les étudiants marocains et leurs familles, au point que tout un marché local d’envoi des étudiants vers la Russie et les autres pays de l’Est s’est développé. Ce marché dispose de ses propres agents et courtiers qui servent de relais pour faciliter la migration. D’anciens lauréats se sont transformés en intermédiaires. Des cabinets privés de formation et de gestion des ressources humaines proposent également des prestations pour aider les étudiants à obtenir des inscriptions.»

Kamal Mellakh

Ainsi, l’engouement pour les études en Russie et en Europe de l’Est s’accroît au lieu de décliner avec la chute de l’URSS. Selon l’AMLUIS, entre 1960 et 2015, 18 000 Marocains ont été diplômés en Russie dont 3 500 seulement avant 1991. Au delà du déploiement d’un marché des études en Europe de l’Est au Maroc, ce phénomène s’explique par la concomitances de plusieurs tendances. D’une part, les études à l’étranger sont plus valorisées que jamais tandis que la France durcit les conditions de la migration étudiante en instaurant un contrôle des études avant même le départ, à travers le dispositif Campus France. D’autre part, le secteur public marocain réduit fortement ses recrutements et les nouveaux diplômés se tournent plus facilement vers le secteur privé. La médecine et la pharmacie deviennent ainsi attractives mais les études dans ces domaines restent extrêmement difficiles à réaliser au Maroc qui compte peu de facultés de médecine et de pharmacie et dont le recrutement est fortement sélectif. Dans un tel contexte, la Russie, l’Ukraine et la Roumanie constitue un «second choix pragmatique».

Etudiants marocains à l'université de Tambov / Ph. RACUS - YoutubeEtudiants marocains à l'université de Tambov / Ph. RACUS - Youtube

«La première fois, je suis allé au RACUS avec mes parents pour avoir les informations afin d’instruire le dossier -en fait, ce n’était pas très compliqué-, il n’y avait pas de conditions draconiennes, il y avait surtout des conditions financières. Nous avons pu organiser le voyage en quelques jours.»

Mehdi, médecin dentiste diplômé en 2015 de l’université IP Pavlov de la ville de Ryzain

Dans ces conditions, alors que les les étudiants marocains issus de milieux aisés continuent à partir étudier majoritairement en France, les études réalisées en Europe de l’Est et en Russie, n’ont pas permis de reconfiguration des élites marocaines.

«Si la formation à l’Est a permis de déclencher un processus de réussite scolaire et d’insertion professionnelle, elle ne permet pas d’augmenter, d’une manière substantielle, les chances d’accès à l’élite dirigeante du pays, comme c’est le cas pour les diplômés marocains des grandes écoles françaises. Dans la lutte pour l’accès aux postes de pouvoir, les lauréats des pays de l’Est ont été fortement fragilisés par la perception négative de leurs études à l’Est.»

Kamal Mellakh

Le bâtiment principal de l'Université d'Etat de Moscou. Monument à MV Lomonosov. / Ph. Pierre André - Wikipedia (cc)Le bâtiment principal de l'Université de Moscou. Monument à MV Lomonosov. / Ph. Pierre André - Wikipedia (cc)

Une reconnaissance difficile au Maroc

Aujourd’hui, parmi les 11 520 pharmaciens d’officine inscrits en 2012 à l’Ordre, 3 917 ont été formés en Russie contre seulement 1 382 formés au Maroc et 1 843 en France. Mais ce ne fut pas sans mal : au début des années 2000, l’Ordre National des Pharmaciens du Maroc a imposé que les diplômés de l’Est soient systématiquement soumis à un contrôle de validation des connaissances. Dans l’ensemble, tous les étudiants revenus des pays de l’Est ont été obligés de batailler pour voir la reconnaissance de leurs diplômes au Maroc.

«Lorsque je suis entré en 1968, le ministère de l’Enseignement supérieur n’a pas reconnu immédiatement mon diplôme. Il a adressé une demande de renseignement sur mon diplôme à l’ordre national des architectes de France et c’est uniquement après son avis favorable que j’ai eu l’équivalence.»

Omar, architecte

Cette expérience est extrêmement révélatrice de l’influence de la France sur la composition des élites marocaines qui déterminent ce qui est légal ou non, acceptable ou non. Elle reste ainsi une référence, un standard sur lequel le Maroc s’aligne.

La Revue

La Revue européenne des migrations internationales, lancée en 1985, a pour vocation de publier les travaux de recherche, empiriques et théoriques, des différentes disciplines concernées par les migrations internationales et des relations interethniques. Tout en privilégiant la dimension européenne comme cadre spatial de référence, la revue est ouverte à d'autres champs, à travers d'autres systèmes migratoires dans le monde.

La revue est éditée à l’Université de Poitiers dont le président est également directeur de publication, et avec le concours de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS.

L’auteur

Kamal Mellakh est enseignant-chercheur au département de sociologie de la faculté des lettres et sciences humaines de Mohammedia. D’abord intéressées à l’éducation scolaire des jeunes Marocains, ses recherches ont irradié, vu son intérêt pour les Marocains partis poursuivre leurs études supérieures en Europe de l’Est et en Russie, vers les Marocains vivant à l’étranger, les pharmaciens, la formations des élites marocaines et subsahariennes.

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