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Grand Angle

Fikra #8 : La pauvreté n’explique pas les «hirak» au Maroc

Non, la pauvreté n’est pas la cause des révoltes sporadiques et populaires que le Maroc a connu ces dernières années, selon David Goeury. Le chercheur, en utilisant cartes et statistiques, a trouvé d’autres liens entre Jerada et Al Hoceima.

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La pauvreté ne permet pas d’expliquer, contrairement au raccourci qui est souvent fait, le hirak d’Al Hoceima, ni celui de Jerada survenus au Maroc entre 2016 et 2018. Parmi les différents facteurs concomitant liés aux difficultés des populations, à leur interprétation en termes d’injustice, et leur expression collective dans l’espace public plutôt que politique, un élément – plutôt que la pauvreté - ressort comme le premier vecteur de la colère sociale : le chômage. Pour parvenir à cette conclusion David Goeury, géographe, chercheur associé au Centre Jacques Berque à Rabat, a croisé indicateurs statistiques de développement, résultats électoraux et cartes des régions dans deux analyses «La pauvreté à l’origine du Hirak ?» et «Jerada, l’impossible vie après la mine», publiées par Tafra.

«La ville d’Al Hoceima et les communes attenantes d’Imzouren et de Bni Bouayach, figurent parmi les 10% des communes les moins pauvres du Maroc avec un indice de pauvreté multidimensionnelle de 0,6%.»

Comment se fait-il alors que l’idée selon laquelle la région du Rif et Al Hoceima sont pauvres et exclues soit aussi bien partagée ? Parce que cela était vrai il y a 15 ans. En 2004, la région de Tanger – Tétouan – Al Hoceima présentait un taux de pauvreté parmi les plus élevés du Maroc. L’indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM) moyen des communes d’Al Hoceima était de 22% contre 18,1% pour le reste du Maroc, en 2004.

«Le séisme du 24 février 2004 a mis en avant la grande précarité qui touchait la province. Par conséquent, de très importants investissements ont été réalisés, à la fois dans les infrastructures, le logement mais aussi l’accès aux services de base comme la santé, notamment grâce à l’Initiative nationale pour le développement humain.»

Ces travaux publics ont permis d’améliorer la situation des habitants de la région où l’indice de pauvreté a beaucoup baissé comme le montre les deux cartes de la pauvreté  en 2004 et en 2014.

Et Jerada ?

Plus à l’Est, Jerada n’appartient pas non plus aux communes les plus pauvres du Maroc. Loin s’en faut. Son indicateur de développement local est bien supérieur à la moyenne nationale : 0,787 contre 0,6. C’est même l’un des meilleurs de la région de l’Oriental. Elle est aussi l’une des moins marquée par la pauvreté de la région puisque l’IPM y est de 0,007 pour une moyenne nationale de 0,07.

«Cependant, ces chiffres relèvent fortement des acquis liés à la période minière et aux politiques d’équipements compensatoires qui ont suivi.»

David Goeury

En fait, seule l’extraction illégale et artisanale du charbon apporte des revenus à la population. Les politiques d’équipements qui ont suivi la fermeture de la mine de Jerada n’ont pas créé de dynamique économique, de même les investissements bien réels dans les infrastructures et des dépenses publiques à Al Hoceima n’ont pas créé, non plus, de dynamique économique dans le secteur privé.

«Ainsi, les investissements publics n’ont pas eu d’effet de levier sur les investissements productifs privés. Par conséquent, les habitants et tout particulièrement les jeunes se retrouvent sans horizon, sans pour autant vivre dans le dénuement.»

En cela, Al Hoceima est un archétype de la situation globale du pays car l’impossible effet levier des investissements publics sur l’investissement privé a déjà été pointé du doigt à plusieurs reprises. «Bien que le pays affiche des taux d’investissement parmi les plus élevés au monde, le taux de croissance reste inférieur à celui attendu et soutenu par les consommations privée et publique», explique la Banque Africaine de développement dans un rapport, en 2015, qui qualifie le modèle économique marocain de «paradoxal».

«Le mouvement Hirak de Jerada a souvent été comparé à celui d’Al Hoceima alors que les deux villes s’inscrivent dans des dynamiques historiques différentes. Cependant, les deux villes se retrouvent actuellement dans une même configuration : un chômage massif et des perspectives économiques très faibles.»

David Goeury

Chômage massif

De fait, si le niveau de pauvreté est relativement réduit et ne permet pas d’expliquer les explosions de colère dans les deux villes, le niveau atteint par l’inactivité et le chômage sont, eux, très significatifs, en dépit des limites du calculs du taux de chômage au Maroc. A Al Hoceima, il dépasse 21% alors que la moyenne régionale des communes atteint seulement 12%. Le taux d’emploi dans le secteur privé, ne dépasse pas les 42% alors qu’il est à plus de 50% dans les autres villes de la région.

A Jerada, le taux d’activité inférieur de sept points à la moyenne des villes marocaines et le taux de chômage est deux fois plus élevé, 37% en 2014 contre 19% dans les autres villes marocaines. Selon David Goeury, seules six communes urbaines marocaines présentent des conditions d’emploi plus défavorables. Les deux cartes «par anamorphose» qui suivent permettent de mettre en rapport l’intensité du chômage (par la couleur) avec la taille de la population concernée (plus une zone est peuplée, plus elle est gonflée).

Ces difficultés d’accès à l’emploi se manifestent également au niveau des relations sociales. «Ainsi, il est intéressant de noter que les deux villes partagent une même spécificité : l’un des âges au mariage les plus élevés des villes marocaines, respectivement 31,2 ans pour Jerada et 32,3 pour Al Hoceima contre 28,7 pour les autres villes marocaines. Avec Sidi Ifni, autre ville ayant été marquée par d’importants mouvements sociaux en 2008, ce sont les trois chefs lieux de province où les jeunes se marient le plus tard, sans doute un des principaux indicateurs de leurs faibles espoirs dans l’avenir», analyse David Goeury.

Qui est Tafra ?

Tafra est une organisation civique qui défend la démocratie au Maroc. Elle se propose d’analyser la vie politique et institutionnelle du pays à travers des ouvrages et des recherches scientifiques. Elle a notamment opéré une la collecte inédite des données électorales deuis 1962 au Maroc, ainsi que des textes juridiques encadrant la pratique parlementaire. Sur cette base, l’organisation a organisé en fin d’année dernière l’ «Electhon», un concours visant à valoriser la meilleure étude statistique ayant réussi à expliquer les variations, d’une commune à une autre, du taux de participation aux élections communales de 2015.

L’auteur

David Goeury est enseignant en classes préparatoires au lycées Descartes à Rabat, docteur en géographie, enseignant chercheur au laboratoire Espaces Nature et Cultures de Sorbonne Universités et chercheur associé au Centre Jacques Berque de Rabat. Spécialiste du rôle de la société civile dans le développement local au Maroc et en Inde, il a dirigé et coordonné plusieurs programmes de recherche action sur la préservation du patrimoine collectif saharien, l’urbanisation des espaces oasiens (ZERKA), l’innovation adaptée en milieu oasien, les activités génératrices de revenus à destination des populations infectées ou affectées par le VIH au Maroc.

Au sein du programme Tarica, qui entend analyser la stratégie des acteurs qui se positionnent dans les espaces ouverts par l’effondrement ou la remise en cause des systèmes politiques autoritaires, il analyse les résultats électoraux au Maroc et interroge les transformations institutionnelles en cours, dont tout particulièrement la mise en oeuvre de la régionalisation avancée.

Avec l’organisation Tafra, il cartographie et analyse les résultats électoraux au Maroc depuis 2002. Ces travaux ont été publié dans deux ouvrages : Le Maroc vote. Les élections législatives en chiffres (1963 à 2011) et La responsabilité des élus dans le cadre de la régionalisation avancée.

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