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Tribune

Dissolution de Racines : Au Maroc, la lente agonie de la liberté d’expression

«En ordonnant la dissolution d’une association aussi dynamique, l’Etat est en train de détruire l’un des rares relais qui peuvent l’aider à combattre le radicalisme». Tel est le constat formulé par la journaliste et éditorialiste marocaine Nadia Lamlili qui revient, dans cette tribune, sur le verdict prononcé fin décembre par le tribunal de première instance de Casablanca, ordonnant la dissolution de l’association Racines.

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Des membres de Racines lors d'une récente activité de l'association / Ph. Racines - Facebook
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En prononçant la dissolution de l’association Racines, le 26 décembre, au motif que cette dernière a hébergé un débat attentatoire aux institutions du pays, la justice marocaine a asséné un coup de plus à une liberté d’expression déjà sérieusement malmenée depuis une dizaine d’années.

Dans son verdict, le tribunal de Casablanca a considéré que l’association a outrepassé son champ d’action en ouvrant ses locaux à une web-émission, «1 dîner 2 cons» qui, comme son nom l’indique, est une talkshow où les invités discutent de l’actualité du royaume sur un ton léger et décalé. Autour d’une bière, les dîneurs se sont donc moqué du discours royal du 31 juillet qu’ils ont qualifié de «provocateur». Ils ont épinglé la corruption qui gangrène un programme social géré par le ministère de l’Intérieur. Un participant a même poussé l’audace jusqu’à dire que le Maroc est «un Etat policier» comme l’avait été la Tunisie de Ben Ali…Sacrilèges dans un royaume où toute expression, même pacifique, est régulée par des lignes rouges qu’aucun expert juridique n’a réussi, jusqu’à maintenant, à en délimiter l’étendue.

Racines, un combat acharné depuis 2010

Au Maroc, les lois, mouvantes, ressemblent à un éventail qui s’ouvre et se ferme en fonction de qui elles ont en face. Ces dix dernières années, à coups de procès et d’asphyxie financière, le pouvoir a réussi ainsi à liquider ou mettre en difficulté une bonne partie de la presse indépendante (Le Journal Hebdomadaire, Nichane, Akhbar Al Yaoum devenue Akhbar Al Yaoum Al Maghribia, Lakome…). Avec Racines, ce sont maintenant les associations qu’il a dans sa ligne de mire. D’autant qu’il s’agit d’une association qui compte à son actif de nombreuses actions citoyennes visant à repêcher une jeunesse noyée dans la violence, tiraillée entre le halal et le haram.

Dans un pays où la culture artistique est quasi-inexistante dans les écoles, Racines a mené un combat acharné afin d’imposer les artistes de rue. Sur la place des Nations unies à Casablanca, ils sont maintenant nombreux à jouer du rock, de la fusion ou à danser la Capoiera devant un public conquis. Ces artistes ne sont pas à l’abri d’une intervention policière - bien que garantit par la Constitution, tout rassemblement public reste soumis à autorisation - mais se produire dans les rues leur permet de gagner en visibilité et, au passage, sensibiliser le citoyen à l’expression artistique. «La culture est la solution», scandent les promoteurs de cette association qui veut que les Marocains, toutes tendances et minorités confondues, se réapproprient leur espace public pour lutter contre les obscurantismes.

Depuis sa création en 2010, plus de 6 000 personnes ont bénéficié des ateliers de formation de Racines; 70 000 ont participé ou assisté à ses activités artistiques. Racines est, par ailleurs, membre observateur à l’Unesco et membre associé de la Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle. En Afrique et dans les pays arabes, on ne compte plus les réseaux qu’elle a pu tisser et les nombreux programmes culturels qu’elle a mis en place.

Une dissolution qui laissera un vide préjudiciable

En ordonnant la dissolution d’une association aussi dynamique, l’Etat est en train de détruire l’un des rares relais qui peuvent l’aider à combattre le radicalisme. Qui à part les associations pour lutter contre «la daeshisation» des esprits ? Qui colmatera la plaie d’un enseignement médiocre qui forme plus au chômage qu’à l’emploi ? Le tiers de la population marocaine est âgé entre 15 et 34 ans selon les statistiques officielles. Proie à l’abandon scolaire et à la défaillance du marché de l’emploi, cette jeunesse est livrée à la rue et aux embrigadements de tout genre. Dans les villes, quatre jeunes sur dix sont en chômage, une «bombe à retardement» que le pouvoir, à cours de solution, entend désamorcer en imposant le service militaire dès septembre prochain. C’est que les foules de chômeurs ont donné des foules d’indignés. Dans le Rif et la ville de Jérada, fiefs de contestations populaires en 2018, la plupart des manifestants étaient des jeunes sans horizons. Qu’a-t-on offert à ces jeunes ? Au terme de procès controversés, leurs leaders ont écopé de peines allant jusqu’à 20 ans de prison sur la base d’accusations surréalistes dont «l’atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat».

Au Maroc, le durcissement sécuritaire profite d’une insidieuse censure qui a frappé le milieu de la presse ces dix dernières années. En 2018, Reporters Sans Frontières (RSF) a classé le Maroc à la 135e place, dans la zone rouge, où la situation de la presse est jugée difficile. La liberté d’expression s’étiole alors que le pays connaît, paradoxalement, un des débats sociaux les plus dynamiques de la région. Mais ce foisonnement d’idées reste menacé par des lois arbitraires et une classe politique faible, incapable de le porter. De plus en plus, cette classe cède du terrain face à l’institution royale qui s’impose comme le premier acteur politique du pays et ne se prive pas, à coups de colère et de sanctions, d’en fustiger l’incompétence.

Utilisés comme soupape de protection contre les révolutions arabes de 2011, les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) sont ainsi devenus la bête noire du pouvoir qui n’hésite pas à en exhiber les contradictions et les multiples faiblesses. Des affaires de mœurs, mais aussi des conflits internes et le manque de courage dont ils font montre, ont atteint leur crédibilité. Résultat : Voués à eux-mêmes, les Marocains en arrivent à inventer des formes de protestations inattendues, comme cette curieuse campagne de boycott qui a durement frappé, l’été dernier, trois marques commerciales jugées proches du régime.

La dissolution de Racines, si elle est exécutée - l’association a fait appel -, laissera un vide préjudiciable. Dans toute société, les gens ont besoin de canaux d’expression. Et comme la nature a horreur du vide, leur ras-le-bol trouvera d’autres voies, peut-être plus nuisibles pour l’Etat que ceux qu’il s’est employé à détruire. 

Tribune

Nadia Lamlili
Journaliste et éditorialiste
Emission spécial MRE
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