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Histoire : Kharboucha, une diva de l’aïta devenue l’Antigone de Doukkala-Abda

Dans les plaines de Doukkala-Abda, une femme du XIXe siècle qui chantait des textes politiques, se distingua par sa voix puissante. Dans sa aïta, Kharboucha dénonça autant la tyrannie du pouvoir colonial français que celle du caïd Aissa Ben Omar, qui mit fin à sa vie dans des circonstances tragiques.

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Kharboucha fut la figure de proue d'une poésie chantée appelée ensuite aïta / Ph. DR.
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Figure des luttes paysannes contre la tyrannie des gouverneurs locaux et des pouvoirs coloniaux au Maroc, Kharboucha n’eut guère besoin de prendre les armes pour devenir une femme influente dans la région de Doukkala-Abda. Son arme était sa voix et ses textes. Ces paroles qu’elle apprenait par cœur pour mobiliser la population de sa terre natale : celle de la tribu d’Oulad Zayid. Quoique illettrée, Kharboucha écrivit le cœur de l’histoire de l’aïta, devenant à la fois une référence de cet art populaire et de la résistance politique dans le monde rural.

Nombre de chercheurs ne définissent pas exactement sa date de naissance, mais ils attestent que son existence remontait déjà à 1895. Hadda de son vrai prénom, elle était également appelée Hwida ou Kharboucha à cause des traces de variole sur son visage. En cette fin de XIXe siècle, Aissa Ben Omar, caïd d’une tribu voisine, ordonna le pillage des Oulad Zayid après la mort du sultan Moulay Hassan Ier (1873 – 1894). C’est dans ce contexte que Kharboucha chanta sa révolte contre Aissa Ben Omar et encouragea son peuple à renforcer la lutte.

Le chant, une arme de guerre contre le totalitarisme

Dans l’ouvrage «Des femmes écrivent l’Afrique, l’Afrique du Nord» de Fatima Sadiqi, Amira Nowaira et Azza El Kholy, sous la direction de Moha Ennaji (éd. Karthala, 2013), les chercheurs rappellent qu’Aissa Ben Omar était réputée pour sa «cruauté implacable». Il sapa ainsi la révolte des Oulad Zayid, en 1895. Terres et chevaux furent confisqués, caches d’armes furent dépourvues de leur matériel et nombre d’hommes de la tribu sauvagement tués.

Après cette défaite, Kharboucha prit la fuite, mais elle fut rapidement rattrapée par les hommes d’Aissa Ben Omar qui donna l’ordre de la capturer et de l’emprisonner. «Pendant les fêtes qu’il organisait, il lui demandait de lui chanter tous les chants qu’elle avait chantés à son peuple», rappellent les chercheurs, notant que ce fut pour elle un moyen de venger les siens.

Dans sa courte vie, Kharboucha produisit des chants racontant ainsi l’histoire d’une défiance invincible à l’égard d’Aissa Ben Omar. Dans l’un de ses chants, la diva déclara au caïd qu’elle ne cèderait jamais à sa tyrannie, que «jamais elle ne cesserait de défendre son peuple et sa terre natale, Abda» et l’accusa de brûler les terres des Ouald Zayid en tuant ses «frères» à elle.

Dans d’autres chants, elle s’adressait à ses proches en évoquant ce qu’elle endura comme torture entre les mains d’Aissa Ben Omar. Un autre comprenait «les vers célèbres, qui furent ensuite adoptés par de nombreux chanteurs et paroliers marocains : ‘D’où es-tu . D’où suis-je ?’», comme un appel à la raison pour rappeler au caïd que Doukkala-Abda était une seule et même terre, selon la même source.

Les jalons d’une aïta résolument politique

L’ouvrage dirigé par Moha Ennaji revint sur les aspects tragiques de la vie de Kharboucha, qui fut tuée sous les ordres d’Aissa Ben Omar, mais il rappela également que les chants politiques de cette Antigone marocaine étaient fondateurs dans l’art de l’aïta. Selon lui, la jeune femme «inventa une forme de chant, aujourd’hui appelé aita ; c’était un appel à l’action, chanté exclusivement par des femmes ou par des hommes habillés comme des femmes (…)».

Ainsi, l’anthologie léguée à toutes les autres cheikhats que le Maroc connut était riche de textes oraux, «tels que des chants et des histoires», ou encore «des chants de mariage, des contes berbères et arabes». Ainsi, «ces textes décrivirent la vie des femmes au sein de leurs familles», tout comme «la résistance anticoloniale, un sens féroce de l’indépendance et un désir pressant de droits politiques».

Dans ce sens, les chercheurs indiquent que «tous les aïta commencent par des explosions mystiques – invocations d’Allah et des saints. Le cri se transforme en chant, qui témoigne de la souffrance et en appelle au dépassement de soi-même». Dans un de ses chants, Kharboucha anticipait d’ailleurs sa propre mort de manière émouvante. «Des femmes écrivent l’Afrique, l’Afrique du Nord» en reprit un extrait :

Ô vieillard aux cheveux gris! La traitrise de mon caïd est mauvaise.

D’où es-tu?

D’où suis-je?

Ne sommes-nous pas originaires du même endroit?

Rien ne dure à jamais…

L’ensemble de ses chants ayant été perçu comme subversif par le caïd, celui-ci fut excédé lorsque Kharboucha se dressa devant lui une nouvelle fois, en chantant lors d’une soirée des paroles le mettant au défi. Il la mura ainsi dans un grenier auquel il mit le feu. La jeune femme n’en fut point étouffée dans l’oubli, puisqu’elle inspira les générations des chanteuses et des musiciens de l’aïta qui perpétuèrent son héritage et y ajoutèrent leurs empreintes.

En effet, l’aïta se déclina en plusieurs variantes selon les régions, donnant lieu à un riche patrimoine musical oral : la Marsaouia dans la région de Casablanca, Chaouia et Doukkala, la Hasbaouia à Abda et Safi, la Zaerya à Rabat et Zaër, ou encore la Haouzia et Errhamna et Marrakech. Chant rural à la base, il fallut attendre la moitié du XXe siècle pour le voir introduit dans les milieux urbains et citadins.

Ce leg n’inspira pas uniquement la musique marocaine, mais également le cinéma et la télévision. En effet, la cinéaste Farida Bourquia s’inspira de la vie de Kharboucha dans la série Jnane El Karma. Plus tard, le réalisateur Hamid Zoughi consacra un long métrage à la vie tragique de cette diva à l’influence artistique et politique, incarnée par la comédienne Houda Sedki.

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