Menu

Interview

Immigration : «Les Marocaines ont été pionnières en France» [Interview]

La chercheuse Fatima Aït Ben Lmadani explore l’invisibilité à laquelle les immigrées marocaines ont été confrontées à leur arrivée en France. Elle évoque notamment le sentiment d’illégitimité de leur vieillesse aux yeux d’un pays qui ne les considérait que comme une force de travail.

Publié
D’après Fatima Aït Ben Lmadani, les immigrées marocaines cultivaient systématiquement les liens familiaux. / Ph. Joël Saget (AFP)
Temps de lecture: 5'

Fatima Aït Ben Lmadani, professeure habilitée en sociologie à l’Institut des études africaines de l’Université Mohammed V de Rabat, a sillonné pendant cinq ans la région parisienne, à la rencontre et à l’écoute d’une centaine d’immigrées marocaines.

Son ouvrage «La vieillesse illégitime ? Migrantes marocaines âgées ou les chemins sinueux de la reconnaissance» (éditions Bouregreg, mai 2018) se présente comme «un retour analytique sur son travail de recherche en thèse doctorale, réalisé autour de la question de la reconnaissance sociale des migrantes âgées marocaines en France.

Quelle est la particularité du parcours migratoire de ces femmes ? Avez-vous relevé différents cas de figure ?

Globalement, il y a très peu de travaux universitaires et de rapports sur la vieillesse chez les migrants, notamment chez les femmes. Quand j’ai commencé cette enquête, j’ai relevé trois parcours différents : il y a d’abord ces femmes qui sont arrivées en France entre les années 1950 et 1960. Elles travaillaient auparavant au Maroc avec les colons français, à l’époque du protectorat, puis ont accompagné leurs employeurs à leur retour en France, après l’indépendance. Elles avaient acquis une expérience avec ces hommes et ces femmes, ainsi qu’une autonomie financière, et sont parties en France dans le cadre de cette expérience.

Certaines étaient divorcées, d’autres veuves, d’autres encore étaient mariées mais dans une situation précaire et ont préféré partir en France pour continuer à travailler avec leurs employeurs. Ce sont celles que j’ai appelées «les pionnières». Quand on travaille sur les immigrées marocaines, en l’occurrence en France, on entend souvent dire que leur arrivée est liée au regroupement familial. Or justement, les femmes que j’ai interrogées expliquaient que leur parcours se situait bien avant les années 1970.

Le deuxième profil que j’ai identifié – celui que l’on connaît un peu plus car il est plus documenté – concerne effectivement les femmes qui sont arrivées dans le cadre du regroupement familial, environ dès 1974. Dans ce cas, elles ont rejoint leurs maris. A cette époque, beaucoup de pays européens ont fait le choix de mettre un terme à l’immigration de travail et de faire appel à une forme de migration familiale. La crise mondiale des prix du pétrole a en effet changé la politique migratoire européenne, ce qui s’est traduit par la fin de l’appel des migrants travailleurs. Par conséquent, on a laissé les hommes déjà sur place faire venir leurs familles.

Enfin, le troisième profil regroupe les femmes qui sont arrivées beaucoup plus tard, après leur retraite. A partir de 55-60 ans voire plus. Lorsque certaines ont perdu leur mari au Maroc, elles ont préféré rejoindre leurs enfants en France.

Les migrants, tout âge confondu, ont souvent peu de visibilité en France. Pourquoi vous êtes-vous focalisée sur les femmes âgées ?

Il y a effectivement des aspects sur lesquels ces femmes rejoignent les immigrés en général. Quand on pense à la question migratoire, on pense souvent à l’homme, qui travaille, et représente donc une force de travail. A l’époque, l’arrivée des immigrés a perturbé la politique française : ces populations avaient au départ intériorisé la notion de retour dans leur pays. Après tout, c’est là-bas qu’elles avaient leur maison... Aucune des femmes que j’ai interrogées n’échappe à ce cas de figure ; toutes ont une maison au Maroc, ont investi dans leur pays et se sont dit qu’elles rentreraient au moment de la retraite.

Mais voilà, elles se sont rendues compte qu’elles n’arrivaient pas à quitter la France après toutes les années qu’elles y avaient passées. C’est quelque chose qu’elles découvraient et qu’elles avaient du mal à assumer, car elles ressentaient l’illégitimité de leur vieillesse en France. C’est pour cela que j’ai repris ce titre pour mon ouvrage ; c’est un clin d’œil à Abdelmalek Sayad (sociologue franco-algérien spécialiste de l’immigration, ndlr), qui parlait de l’immigration «illégitime», car les immigrés ne se considéraient pas comme légitimes de rester en France. Ce que j’ai voulu dire par ce titre et ce clin d’œil, c’est que si leur immigration était illégitime, leur vieillesse et donc leur incapacité à travailler l’était encore plus car l’immigré n’était considéré que comme une force de travail. Ce sentiment d’illégitimité est encore plus fort chez les femmes, car elles n’étaient pas censées travailler.

J’ai également souhaité visibiliser des personnes qui n’avaient pas la parole, qui restaient très silencieuses dans un souci de se distinguer des jeunes des banlieues qui brûlaient les voitures. Elles ne voulaient pas faire parler d’elles car elles se rendaient compte qu’à chaque fois que c’était le cas, ce n’était que pour en dire des choses négatives. Même les jeunes femmes marocaines souhaitaient rester discrètes pour ne pas être perçues comme des femmes libérées, des prostituées, par leurs compatriotes masculins. Ce qui m’a intéressée, c’est que ces femmes cultivaient une discrétion totale car elles savaient que la visibilité avait un coût – souvent négatif.

Elles contrecarraient tous les parcours migratoires sur lesquels on travaillait, qui concernaient jusque-là seulement quelques femmes qui venaient et dont on disait qu’elles n’étaient pas actrices, pas autonomes et toujours liées aux hommes. Dans le cadre de mes recherches, j’ai démontré qu’elles sont venues beaucoup plus tôt et que ce sont elles, en réalité, qui ont été pionnières. A la fin de ma thèse, en interrogeant aussi bien des hommes que des femmes, j’ai remarqué que certains hommes vivaient très mal leur retraite parce qu’ils avaient du mal à se faire accepter à l’intérieur de la famille, le travail étant pour eux quelque chose de très fondamental dans la valeur de soi.

Fatima Aït Ben Lmadani, professeure habilitée en sociologie à l’Institut des études africaines de l’Université Mohammed V de Rabat, a sillonné pendant cinq ans la région parisienne, à la rencontre et à l’écoute d’une centaine d’immigrées marocaines.Fatima Aït Ben Lmadani, professeure habilitée en sociologie à l’Institut des études africaines de l’Université Mohammed V de Rabat, a sillonné pendant cinq ans la région parisienne, à la rencontre et à l’écoute d’une centaine d’immigrées marocaines.

Quelles répercussions a eu ce rapport au travail ?

Les femmes qui travaillaient considéraient leur travail comme quelque chose de peu important. Pour elles, le travail était perçu comme une source de revenus mais ne remplaçait pas les liens famliaux, c’est pourquoi elles les cultivaient systématiquement. Au moment de la retraite, de par les liens qu’elles avaient maintenus via les envois d’argent, les cadeaux qu’elles offraient lorsqu’elles rentraient au Maroc pour les vacances, ces femmes recevaient une reconnaissance de la part de leurs proches après tous les sacrifices qu’elles avaient dû faire pour partir en France. Il y avait une sorte de contre-don. Finalement, elles s’en sortaient beaucoup mieux que les hommes qui, eux, n’avaient pas maintenu de liens familiaux.

Comment s’articule cette invisibilité et ce mépris que vous évoquez dans votre ouvrage ?

Pour certaines femmes, l’axe migratoire a été un acte de résistance à des violences qu’elles ont vécues au sein de leur couple ou de leur famille. Le fait de partir a été pour elles une manière de ne plus accepter cette violence, de refuser d’être malmenées par un homme même s’il s’agit de leur conjoint. C’est la première expérience de mépris, celle du cadre familial, à laquelle certaines de ces femmes – pas toutes – ont été confrontées.

La deuxième expérience s’inscrit dans la vie professionnelle et c’est là qu’interviennent les références coloniales. Dans les années 1970, certaines familles françaises recrutaient ces femmes – souvent analphabètes et seules – en tant que domestiques dans l’idée qu’elles pourraient tout accepter sans broncher, contrairement à d’autres. Elles faisaient à la fois le ménage et la cuisine, restaient parfois très tard le soir lorsqu’on recevait des invités, travaillaient jusqu’à douze heures par jour… Ce n’est qu’au moment de leur retraite qu’elles ont réalisé que toutes leurs heures n’avaient pas été déclarées. De plus, le cadre dans lequel cela se déroulait, privé donc plus restreint, compliquait l’application de la loi. Les choses n’étaient pas encadrées comme aujourd’hui…

Le logement est également révélateur de l’invisibilité que j’évoque dans mon ouvrage. Les femmes seules et sans enfants se retrouvaient dans des foyers d’hébergement qu’elles avaient du mal à accepter. Dans ces logements, les visites sont réglementées par des horaires bien précis, ce qui ne correspond pas à leur culture. Ces femmes avaient l’habitude de recevoir régulièrement, notamment des proches, des personnes qui les aidaient, et de leur préparer du thé et des petites crêpes.

Dans mon ouvrage, je raconte l’histoire d’une femme qui m’avait accueillie dans son logement et m’a dit : «Ils peuvent tout me prendre, mais je garde ma poêle pour faire mes crêpes et mon thé pour recevoir des gens !» Pour elle, c’était un acte de résistance à un foyer qui lui interdisait de faire la cuisine. Au-delà des immigrés, c’est quelque chose qui vaut aussi pour les Français en maison de retraite, qui ne peuvent pas recevoir à leur guise. Tout cela interroge sur la manière dont l’Etat français envisage la vieillesse.

Soyez le premier à donner votre avis...
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com