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Grand Angle

Huelva Gate : Comprendre la vulnérabilité des saisonnières marocaines en Espagne

Les révélations concernant les conditions de travail des saisonnières marocaines travaillant dans la cueillette des fraises au sud de l’Espagne continuent de faire réagir l’opinion publique nationale et espagnole. Pour comprendre les causes d’un tel scandale, Yabiladi a joint Juana Moreno Nieto et Emmanuelle Hellio, deux docteures en sociologie ayant déjà travaillé sur la question.

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Photo d'illustration. / DR
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Alors que les témoignages de saisonnières marocaines dénonçant leurs conditions de travail ou encore des agressions sexuelles présumées continuent de faire la Une des journaux espagnols, cette question a déjà intéressé plusieurs chercheurs marocains et étrangers. Parmi eux, Juana Moreno Nieto et Emmanuelle Hellio, toutes les deux docteures en sociologie et ayant déjà fait des travaux sur les saisonnières marocaines à Huelva.

Jointe par téléphone ce lundi, la chercheuse Juana Moreno Nieto rappelle avoir suivi ce qui s’est passé à Huelva. «Je ne peux pas m’exprimer sur des faits dénoncés mais je peux tenter d’explication la vulnérabilité de ces saisonnières», précise-t-elle.

Des critères de sélection «discriminatoires» à l’égard des Marocaines

Notre interlocutrice tente de nous expliquer ce qui rend, selon elle, ces saisonnières marocaines vulnérables à l’exploitation. Un mot revient sans cesse dans ses propos : le programme de contrats d’origine. «Mis en place avec le Maroc depuis 2006 pour faire des saisonnières marocaines en Espagne pour la fraisiculture, ces contrats ont permis d’embaucher beaucoup de femmes avant que le chiffre chute à cause de la crise économique», nous rappelle-t-elle.

«Ce programme, financé en grande partie par l’Union européenne, se présente comme un programme d’immigration ordonnée qui permettrait de répondre aux demandes du patronat et faire venir des ouvrières sans qu’elles ne s’installent en Espagne. Ce programme a été présenté comme un modèle win-win, tandis que la formule juridique qui l’accompagne engendre une main d’œuvre très vulnérable.»

Juana Moreno Nieto

Pour la sociologue, plusieurs facteurs viennent entériner la vulnérabilité de ces femmes. Elle cite notamment «les critères de sélection appliqués en coordination avec l’ANAPEC, qui sont discriminatoires». «On ne demande que des femmes avec au minimum deux enfants, en bas âge, de moins de quatorze ans, pour s’assurer que ces Marocaines reviennent chez elles après la fin de la saison agricole», enchaîne-t-elle.  

De plus, ces contrats sont «liés à une région, donc la province de Huelva et à un employeur déterminé». «Cela veut dire que si elles n’aiment pas les conditions de travail dans lesquelles elles se retrouvent, elles ne peuvent pas changer facilement leur employeur», explique Juana Moreno Nieto.

Juana Moreno Nieto. / Ph. DRJuana Moreno Nieto. / Ph. DR

Une grande dépendance à l’employeur qui doit être bannie

Le deuxième facteur cité par la chercheuse est le fait que ces femmes «habitent dans des fermes, n’ont pas de contact avec la population et ne connaissent pas leur droits». Un point de vue que Juana Moreno Nieto partage avec Emmanuelle Hellio. Docteure en sociologie et auteure de la thèse «Importer des femmes pour exporter des fraises ? : Flexibilité du travail, canalisation des flux migratoires et échappatoires dans une monoculture intensive globalisée : le cas des saisonnières marocaines en Andalousie», elle nous raconte qu’en 2011, lorsqu’elle faisait ses enquêtes, «les saisonnières n’avaient pas leurs contrats avec elles». «C'est-à-dire qu’elles n’ont pas un récapitulatif traduit dans leur langue, de ce qui encadre leurs relations de travail», insiste-t-elle.

Tout comme sa collègue, Emmanuelle Hellio critique «le statut juridique auquel ces femmes sont assignées». «Elles ont des autorisations de séjour et de travail qui dépendent d’un employer et qui ne permettent de travailler que dans un secteur donné pendant un temps donné», ce qui «créé une grande dépendance à l’employeur, comme dans tous les programmes d’immigration temporaire», nous confie la chercheuse.

«Ces programmes sont structurellement attentatoire aux droits des travailleurs. C’est une relation tellement asymétrique entre employeur et travailleur que c’est comme si on met toute la volonté de respecter le droit du travail entre les mains de l’employeur. S’il n’en a pas envie, il n’a pas de raison pour le respecter face à quelqu’un qui est dans une situation de telle précarité.»

Emmanuelle Hellio

Pour la sociologue, «tous ces manquements aux droits de travail et ces harcèlements sexuels sont inhérents au programme de migration temporaire et à des politiques migratoires qui permettent ces exactions là».

Emmanuelle Hellio avec une saisonnière marocaine. / Ph. FacebookEmmanuelle Hellio avec une saisonnière marocaine. / Ph. Facebook

Offrir plus de libertés aux saisonnières

Quant aux mesures qui doivent être prises par les autorités marocaines pour rectifier le tir et protéger les saisonnières marocaines, Juana Moreno Nieto appelle à «changer la façon dont ces contrats d’origines limitent la mobilité dans les marchés de travail de ces femmes». «Il faudrait que les changements de secteur et d’employeur soient garantis. C’est l’une des clés qui pourrait mener ces femmes vers une plus grande capacité de négociation et pour les protéger», poursuit la chercheuse.

Pour sa part, Emmanuelle Hellio propose aussi que «l’autorisation de travail pourrait ne pas être liée à un employeur mais simplement au secteur et que par conséquent l’autorisation de travail permette d’avoir une liberté vis-à-vis de son employeur». «Des cartes saisonnières de trois ans activées par l’obtention d’un contrat de travail par exemple, ce serait déjà quelque chose qui permettra de neutraliser la dépendance vis-à-vis de l’employeur, comme en France», suggère-t-elle.

«En plus, je peux citer ce que demande le SAT, à savoir un numéro de téléphone tenu par une association complètement indépendante que les saisonnières peuvent appeler de manière libre lorsqu’elles sont en difficulté», conclut-elle.

Des suggestions qui peuvent servir de bases pour le renouvellement de l’accord entre les autorités marocaines et espagnoles. Un amendement qui aurait le mérite de protéger plus efficacement les saisonnières marocaines de l’exploitation dans les champs espagnols. 

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