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Interview  

Maroc : «Les espaces publics sont aménagés par les hommes et pour les hommes» [Interview]

Dimanche dernier, une Marche des femmes s’est tenue à Rabat dans le cadre du projet Kayna, avec le principe de marcher 14 Km en débattant entre femmes. Loubna Bensalah, initiatrice et cheffe de projets de Kayna, nous explique qu’il s’agit ici d’un acte de réappropriation des espaces publics par les citoyennes.

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Loubna Bensalah lors de la troisième édition de la Marche des femmes, suivi du ftour initié par Kayna, 3 juin 2018 / Ph. I Walk With
Temps de lecture: 4'

Quel est le concept de Kayna et comment a-t-il été pensé ?

Kayna découle directement du projet I Walk With Her, commencé en 2016 à la rencontre des femmes au Maroc et prolongé en 2017 à la rencontre des femmes en Tunisie. Lors de cette aventure de 1000 kilomètres à pied, j’ai rencontré énormément de femmes marocaines et tunisiennes, ce qui m’a permis de recueillir beaucoup de témoignages et d’entretiens. Je marchais sur les routes nationales, sur les pistes, dans des zones arides ou froides…

A travers I Walk With her, j’ai marché dans des espaces publics différents et cela m’a permis d’envisager une suite. A mon retour au Maroc en 2018, j’ai initié donc Kayna à la conquête de l’espace public, pour mieux connaître les besoins des autres femmes et réfléchir à des activités initiatrices de changement hors les murs. Ce sont des activités pacifistes qui nous rassemblent autour de valeurs du mieux vivre-ensemble.

Pourquoi avoir choisi spécifiquement la période du ramadan pour organiser la Marche des femmes ?

Ce n’est pas un choix spécifique. Je pense que comme les droits des femmes, il n’y a pas que le 8 mars où il faut faire des activités de sensibilisation et proposer des initiatives de changement. Il faut maintenir ces actions, le ramadan ne l’empêche pas. Dans notre religion, rien n’interdit aux femmes de sortir et d’occuper l’espace public pendant le mois de ramadan. C’est pour moi le moment propice pour en parler car on souffre plus pendant ce mois, où on est réduites à des «âoura».

Pendant le mois du ramadan, on assiste plus souvent aux lynchages filmés qui créent un tollé, puis l’indignation s’essouffle sans déboucher sur des solutions. Qu’en pensez-vous ?

Lors de la préparation de la troisième édition de Kayna, une des choses qui nous a interpellées est la vidéo de la fille battue dans la région de Safi. Notre premier réflexe a été de nous dire qu’au sein de Kayna, nous sommes sur le bon chemin. Ce que nous faisons est quelque chose de positif. C’est une réponse à ce qui se passe pendant le ramadan en termes de lynchages de femmes et de filles, avant et après le ftour. Ce sentiment personnel a été confirmé lorsque nous avons eu les retours de femmes qui ont été encouragées davantage à participer à cette troisième édition et déterminées à venir.

Au Maroc comme ailleurs, l’espace public reste très hostile aux femmes. Quelles en sont les raisons selon vous ?

L’espace public est une problématique réelle présente, partout. La femme y a droit à des degrés différents selon chaque pays, mais moi je me concentre sur le mien car je veux que les choses changent ici. Beaucoup d’éléments interviennent dans cet aspect d’hostilité, dont les infrastructures. Elles sont faites par les hommes et pour les hommes. Aujourd’hui, lorsqu’on a des terrains de proximité, ils sont conçus pour les jeunes, mais on n’y inclut pas les femmes.

Ces endroits sont occupés majoritairement par des hommes, même dans les plages, sur les esplanades de mosquées. Cela fait que pendant le mois du ramadan, les femmes sont moins encouragées à continuer leurs activités, y compris le sport en plein air, au moment où le gouvernement aménage des espaces spécialement pour les hommes. Il n’y a pas de politique et de stratégie pour inclure les femmes dans les espaces publics. Les parcs sont mal fréquentés et on connaît leur réputation chez nous. Sinon, dans les petits parcs de quartiers, les femmes ne vont pas passer un moment de détente. Elles sont là surtout pour surveiller leurs enfants qui jouent. Où est donc aujourd’hui cet espace public pour les femmes, où ces dernières seraient les bienvenues ?

Marche des femmes précédemment organisée dans le cadre du projet Kayna / Ph. I Walk With HerMarche des femmes précédemment organisée dans le cadre du projet Kayna / Ph. I Walk With Her

Vous comptez élargir l’initiative à d’autres villes ?

Nous ambitionnons de couvrir la totalité du territoire marocain. Nous avons tenu la première édition à Safi, une seconde à Moqrisset, la troisième à Rabat, qui est aussi le lancement officiel du projet après le succès des deux premières éditions ayant eu un impact positif sur la population locale. En effet, les associations dans les régions nous appellent depuis cette dernière édition, à Tinghir et à Safi notamment, car les femmes veulent tenir le même évènement dans leurs villes et villages. Nous ne sommes pas axées sur Casablanca et sur Rabat uniquement.

On nous éduque généralement sur le fait que les femmes qui «sortent beaucoup» de la maison sont des «femmes imparfaites». Non, une femme qui sort est une femme socialement active. Elle contribue à la construction de la société et elle est présente ici et maintenant : elle est Kayna. Nous travaillons et payons les mêmes impôts que les hommes. Ces impôts vont dans les infrastructures, à nous de profiter donc de ces dernières puisque c’est aussi grâce à nous qu’elles sont édifiées.

Quelles sont les autres activités à travers lesquelles vous espérez réconcilier l’espace public avec les femmes ?

Nous proposons déjà une marche dans les espaces publics, où on habitue les gens à voir des femmes partager cet espace avec eux. Nous allons le faire à Al Hoceïma, à Tanger, dans toutes les régions… Après ces 14 kilomètres parcourus, les femmes se félicitent, elles gagnent en confiance. Ensuite, nous proposons des séances de yoga dans les places publiques. Les hommes les utilisent pour jouer au foot, nous pouvons nous aussi donc nous en servir pour nos activités. C’est une libération de la parole et du corps, que les femmes se réapproprient dans l’espace public. Après, nous organisons des débats et des workshops, des jeux de rôles en montagne ou des parties de football à la plage.

Marche des femmes le 3 juin 2018 à Rabat / Ph. KaynaMarche des femmes le 3 juin 2018 à Rabat / Ph. Kayna

Nous proposons par ailleurs des formations aux femmes locales, afin qu’elles puissent continuer ce travail-là elles-mêmes, sans avoir besoin de notre présence physique pour sa durabilité. Donc Kayna est une activité inscrite dans le temps et incluse au programme annuel d’autres associations locales, avec lesquelles nous collaborons et sommes partenaires.

Pensez-vous que le sport est une manière efficace pour inclure les femmes dans les espaces publics ?

Nous insistons beaucoup sur les sports de nature, pas en salle et derrière les portes. A travers cela, nous occupons l’espace public, nous créons en même temps un lien avec la société et cela insuffle l’esprit collectif et participatif dans cet espace. L’idée est de se dire que «je ne serai peut-être pas une athlète, mais pourquoi avoir peur de faire un pas dehors dans la nature, là où est ma place ?». Chacun a son toit, mais notre grande maison à toutes et tous, c’est la terre entière.

Article modifié le 2018/06/07 à 23h04

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