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Interview

Ecole et justice sociale : «Il n’existe pas de mixité dans l’école marocaine» [Interview]

Dans son dernier rapport, le Conseil supérieur de l’éducation donne ses recommandations pour «une école de justice sociale». Rachida Roky, professeure de biologie à la Faculté des sciences d’Aïn Chok (Université Hassan II de Casablanca), revient sur ce principe à partir de son expérience d’enseignante dans le public.

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Rachida Roky, professeure de biologie à la Faculté des sciences d’Aïn Chok (Université Hassan II de Casablanca) / Ph. DR.
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Dans ce rapport publié le 16 mai, le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique (CSEFRS) indique que l’école marocaine reproduit les injustices sociales. Quelles sont ces injustices que vous observez dans les écoles marocaines ?

En tant que professeurs universitaires, nous sentons beaucoup ces injustices. Nous remarquons notamment que le niveau des étudiants issus des écoles secondaires privées est différent de celui des étudiants issus du public. C’est-à-dire que le niveau socio-économique de l’élève joue un grand rôle dans son apprentissage. En d’autres termes, on n’apprend pas la même langue et pas de la même façon si l’on vient d’un quartier riche ou d’un quartier pauvre. C’est une grande injustice. Les étudiants qui viennent de quartiers marginalisés et qui ont fait l’école publique n’ont malheureusement pas le même niveau, parce qu’il n’existe pas de mixité sociale dans l’école marocaine. Les riches sont d’un côté, les pauvres de l’autre et ils n’ont pas accès à la même qualité d’enseignement.

Ce rapport évoque le fait que des programmes comme la distribution de cartables ne prouvent pas leur efficacité contre le décrochage scolaire. Pensez-vous que les aides financières aux familles pauvres peuvent jouer un rôle ?

Bien entendu, il faut aider les familles pauvres financièrement et en fournissant cartables, transport… Mais ce n’est pas suffisant. Nous avons remarqué, d’après nos échanges au niveau des écoles secondaires, que les étudiants souffrent beaucoup de mauvaises fréquentations et d’un relationnel qui n’est pas serein. L’école marocaine n’est pas une école qui respecte ses élèves. Ce n’est pas un espace où existe une culture du dialogue. Le décrochage peut aussi venir de là, dans la mesure où les élèves sentent qu’ils ne sont écoutés ni de la part de leurs professeurs, ni de la part de l’administration. Il ne faut pas oublier de travailler là-dessus.

En parlant aussi d’échec scolaire, je pense que la politique de la carte scolaire a détruit la place de l’enseignant, son rapport positif avec l’élève et son rôle dans la réussite à l’école. C’est un mécanisme artificiel et anti-pédagogique. Qu’est-ce que cela veut dire quand un directeur ou une autorité administrative décide de qui sont les élèves aptes à passer ou non à un niveau supérieur ? Où est la place de l’enseignant dans cette décision ? Le conseil de classe est ainsi devenu figuratif, parce que ce système a signifié aux élèves qu’ils n’ont pas besoin de fournir un effort ou prendre leurs études au sérieux pour réussir, du moment que le taux de réussite n’est pas déterminé par une équipe pédagogique mais par une décision administrative extérieure. C’est un mécanisme qui favorise l’échec !

Sont pointés du doigt également le niveau général bas des élèves marocains et les inégalités des acquis scolaires. Le processus de privatisation de l’enseignement en cours au Maroc risque-t-il de creuser davantage ce fossé ?

En effet. Le choix d’encourager les écoles privées au Maroc a été une erreur. L’école privée a favorisé ce fossé au sein de la population marocaine. Pire encore, elle a touché à un système de valeurs en créant la course vers les notes. C’est une course qui n’est pas souvent éthique : nous entendons souvent parler des directeurs d’établissements privés qui gonflent les notes et même le ministère de tutelle le reconnaît. Lorsqu’on commence à recourir à ces usages au sein de l’administration, nous envoyons à nos élèves un message immoral, selon lequel l’administration est capable de tricher. L’école privée a favorisé ce déclin des valeurs dans l’enseignement marocain.

Par ailleurs et on n’en parle pas beaucoup, le fait que les écoles privées ne prennent pas de filières littéraires est très grave. Cela veut dire que pour réussir, nous n’avons pas besoin d’apprendre les langues, la philosophie, les sciences sociales et humaines. L’école privée envoie donc ce message-là à la société marocaine : «il n’y a que la technique, les sciences et les mathématiques qui sont les plus importantes». Et même lorsqu’on enseigne uniquement ces disciplines, elles sont étudiées de manière très utilitaire et superficielle, sans portée historique et critique.

La littérature doit avoir sa place aussi et il faut qu’il y ait cet équilibre dans la société. Sans cela, nous nous retrouvons avec des élèves au niveau très bas dans les filières littéraires et demain, nous aurons de mauvais professeurs de langues, alors que nous avons besoin d’éléments brillants autant en sciences qu’en littérature.

Techniciser les formations est un discours qui rejoint beaucoup la vision du gouvernement en la matière, notamment lorsque Lahcen Daoudi était ministre de l’Enseignement supérieur. La révision des politiques publiques de l’éducation est-elle plus que jamais urgente ?

C’était scandaleux qu’un ministre déclare que nous n’avions pas besoin de philosophes et de poètes en société. C’est le comble de l’ignorance. Il y a eu énormément d’erreurs qui ont été faites depuis, notamment l’encouragement de l’enseignement supérieur privé, en créant même des facultés de médecine payantes. C’est comme si l’on ne voulait pas apprendre de nos erreurs et qu’on enfonçait encore les inégalités, dans la mesure où les plus aisés étudieront dans des universités privées et ceux qui n’ont pas assez d’argent se contenteront du public, avec une grande différence dans la qualité d’enseignement liée aux moyens alloués à cet effet.

Par ailleurs et pour revenir au secondaire, on assiste dans les grandes villes au phénomène de fermeture d’établissements scolaires dans les centres-villes, parfois même à leur destruction, pour faire déménager les élèves vers la périphérie. Quel regard portez-vous sur cette pratique ?

C’est le résultat de la politique gouvernementale. On a laissé périr l’école, donc la classe moyenne et les personnes aisées quittent les écoles publiques, que l’Etat a abandonnées. En visitant les lycées et les collèges, j’ai remarqué un manque accru du personnel. Il n’y a pas assez d’enseignants dans certaines matières, alors on en emprunte à d’autres écoles et parfois à d’autres matières pour quelques heures. Parfois il n’y a pas de directeur… On ne travaille pas dans ces conditions-là ! Ne parlons même pas des responsables des bibliothèques qui ont pratiquement disparu. L’absence ou le manque de personnel pédagogique qui puisse encadrer correctement les élèves est un message clair que l’Etat marocain a abandonné l’école publique.

En dehors de vos activités d’enseignante et de chercheuse, vous êtes présidente du Réseau de la lecture au Maroc. Quelles valeurs promouvez-vous à travers ce travail-là ?

La lecture sert à apprendre les langues, mais plus que cela, un bon lecteur arrive aussi à trouver des solutions. L’école devait nous apprendre cela, faire face aux problèmes et trouver les moyens pour y remédier, afin de devenir des individus responsables. Ces problèmes se renouvellent et changent, qu’ils soient d’ordre psychologique, économique ou autre. Apprendre à être autonome pour les régler se fait grandement à travers la lecture, car l’autonomie dans cet exercice est une forme d’auto-apprentissage, qui enseigne énormément la manière dont on peut gérer les défis de la vie actuelle.

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