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Grand Angle  

Diaspo #37 : Narrimane Benaissa, un regard sur la société à travers l’art

Etre sur scène est un rêve de petite fille qui s’est réalisé pour Narrimane Benaïssa, vivant entre la France et le Maroc. Désormais, c’est ici que l’artiste aux multiples talents décide de faire mûrir ses projets professionnels.

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Narrimane Benaissa, comédienne et réalisatrice franco-marocaine / Ph. DR.
Temps de lecture: 6'

«Mon rêve de petite fille était de devenir actrice. Je regardais des films à la maison, je retenais les noms des comédiens et je dansais sur Madonna dans le salon de mes parents.» C’est ainsi que tout commence pour Narrimane Benaissa, qui a suivi sa scolarité à Rabat. D’un père marocain et d’une mère française, elle a grandi en s’imprégnant de deux cultures qui l’ont inspirée artistiquement.

Après un an d’études en droit à Paris, «Narrimane», de son nom de scène, a rapidement réalisé «être dans une ville culturelle où il fallait laisser s’exprimer une vocation artistique». Ainsi, elle abandonne son avenir tracé de juriste pour s’inscrire aux Cours Florent. Pendant trois ans, elle est formée pour travailler sur scène en tant que comédienne.

«J’y ai beaucoup appris sur le jeu d’acteur, nous indique-t-elle. J’ai un grand penchant pour le cinéma proche de la réalité, celui qui arrive à nous perturber quand on est plongé dans notre quotidien». Pour cette raison, Narrimane choisit tôt d’épouser des rôles lui permettant de porter un regard critique sur la société.

Ph. Jane B. PhotographyPh. Jane B. Photography

Défenseuse d’un cinéma tourné vers son environnement

«Mon père aurait préféré que je fasse des études plus classiques. Mais par la suite, j’ai pu le convaincre que je ne pouvais évoluer autrement que dans une discipline artistique.» Plus tard, la graine de réalisatrice s’inscrit à l’Ecole supérieure d’études cinématographiques (ESEC) à Paris.

Cette formation lui a permis d’avoir un regard plus global sur son métier de comédienne, en ayant une meilleure connaissance des coulisses du cinéma : «Une fois arrivée au Maroc, j’ai plongé dans le monde professionnel et j’ai appris beaucoup de choses sur le terrain. Des choses que l’on ne peut pas apprendre uniquement en classe ou à l’amphi.»

De cet apprentissage à l’école de la vie est né un court-métrage, Leur Nuit, sorti en 2013. Celui-ci met en image une femme travaillant comme gardienne de nuit :

«Le rôle est incarné par Amal El Atrach. J’ai mis une femme dans un rôle principal, parce que je suis une femme moi aussi et parce que nous évoluons dans un environnement assez dur. Depuis l’enfance, on nous apprend que la vie nocturne n’est pas faite pour les personnes éduquées. Le monde de la nuit est différent de celui où nous vivons la journée. Dans ce film, le personnage travaille et vit pour sa fille qu’il ne voit plus. Tout un monde gravite autour.»

Primé au Maroc et à l’étranger, le court-métrage est salué dans le pays et même programmé avant la projection de longs dans les salles obscures. Suivant sa passion pour le cinéma social et encouragée après cette première consécration, Narrimane décide de faire un documentaire sur l’avortement au Maroc. Tout de suite, les soutiens ont été moins nombreux :

«J’ai voulu montrer comment les femmes ne connaissent pas leur corps. Elles sont éduquées pour en savoir le minimum possible. J’ai longuement discuté avec Dr. Chafiq Chraïbi autour du sujet. J’ai fait une résidence artistique à Barcelone pour développer le projet, j’ai beaucoup écrit. Cependant, le film n’a même pas obtenu d’autorisation de tournage.»

Après cela, la cinéaste dit ne pas s’être sentie plus encouragée que cela :

«Au début, beaucoup de personnes se disent prêtes à aider. Mais dès que ça devient public, elles se retirent et ne veulent pas s’investir avec toi en première ligne. On ne se fait pas d’amis avec ce genre de projets.»

Narrimane Benaissa lors du tournage de Leur Nuit / Ph. DRNarrimane lors du tournage de Leur Nuit / Ph. DR

Une industrie qui ne se donne pas les moyens de ses ambitions

Ne se laissant pas abattre, Narrimane choisit de travailler sur un autre film, qui évoque les codes religieux et sociaux du mariage, ainsi que leur perception par les jeunes générations au Maroc. Elle part d’un constat où «de jeunes couples qui ont tout pour eux finissent par se séparer avec fracas».

Faute de fonds d’aide à la production, l’artiste a fini par se réinstaller en France, espérant trouver un producteur dans l’Hexagone :

«Ce n’est pas par exotisme ou pas néocolonialisme, mais c’est pour venir à bout d’un projet que je porte depuis longtemps, pour lequel je n’ai pas trouvé de soutien au Maroc et auquel je tiens malgré tout, considérant qu’il faut montrer crûment le malaise de nos sociétés pour mieux les questionner.»

Ainsi, l’artiste constate que dès qu’un film marocain voit le jour grâce à une coproduction internationale, il est acclamé partout. Le Maroc se félicite de le voir sélectionné dans des festivals internationaux. Mais en amont et lors de la préparation d’une œuvre aussi saluée, «on se sent délaissé» :

«J’ai une carte de réalisatrice en espérant qu’elle pourra me servir un jour dans mon pays. Je suis allée respirer un coup en France et je suis revenue maintenant au Maroc, me disant que si c’est ainsi que ça marche, que si le fait d’avoir un pied ailleurs en étant franco-marocaine me permet une ouverture pour améliorer mes projets ici, tant pis, je vais le faire, mais ils verront le jour en tout cas.»

Apprentie de la vie et enseignante

En plus de sa carrière artistique, Narrimane enseigne le français, l’anglais et le cinéma en France :

«En tant que franco-marocaine, au Maroc, je suis la Française à qui on met toutes les étiquettes. En France, je suis «la Marocaine» et je suis fière d’être Marocaine en tout cas, mais je serai celle à qui on demandera de commencer par faire un film sur la banlieue alors qu’elle n’y a jamais grandi.»

Ph. DR.Ph. DR.

L’artiste enseigne les langues en Seine-Saint-Denis, «un des départements les plus pauvres de France», où elle se découvre plusieurs rôles à la fois, face à des situations humaines qu’elle n’a pas vécues auparavant :

«J’y ai un rôle de professeure, d’éducatrice, d’assistante sociale… Je dois gérer des situations où des enfants venus du Bangladesh, du Mali, du Sri Lanka, ne parlent pas encore en français ou en anglais.»

Par ailleurs, Narrimane enseigne le cinéma dans le 8e arrondissement parisien, qui contraste fortement avec cet environnement-là :

«Les gens y sont habillés en chemises et en vestes, s’étonnent que je sois Marocaine sans avoir d’accent… Tout cela me donne une image de cette France de mixité sociale, que j’aime et qui est en perdition. On est dans un extrémisme où les gens ne sont plus curieux de comprendre les autres cultures.»

Etre professeur, pour Narrimane, «est très glorifiant». Cela permet d’avoir une vue d’ensemble sur la société et les problématiques auxquelles elle se confronte. Ce métier donne également la possibilité d’«aider des jeunes à croire au lendemain et à changer leur situation», considère Narrimane.

Le stand-up, une bouffée d’oxygène

«Pour faire un film, avant de se lancer avec l’équipe des comédiens et des producteurs, on est seul et on défend son projet seul», fait remarquer Narrimane. Etre seule dans un stand-up rappelle cette posture. L’artiste, qui n’a d’ailleurs jamais raté l’émission Stand Up America durant son enfance, a développé cet amour pour le one-woman show :

«C’est quelque chose qui m’a tout autant passionnée que le cinéma, la réalisation et le jeu d’acteur. En attendant donc de pouvoir réaliser mes projets de films et lorsque l’occasion se propose pour parler autrement des sujets qui me passionnent, je n’en rate pas l’occasion. Au cours d’une vie, notre statut de femme change et évolue. Toutes ces phases-là sont accompagnées d’un besoin de s’exprimer. Je trouve dans le stand-up un bon moyen de le faire.»

Entre deux projets de film, Narrimane a par ailleurs vécu une année en Ecosse. «Un moment de vie intéressant», se rappelle-t-elle :

«J’étais assistance de production pour Vice Magazine. C’était pour moi un grand moment d’apprentissage et d’immersion dans une ville, Glasgow, où il y a beaucoup de pauvreté, d’agressivité. Les gens souffrent d’alcoolisme et de drogues… Je me suis rendue compte que mon côté libertaire devait s’exprimer ailleurs, à l’étranger.»

Le retour

Rentrée de Glasgow, Narrimane se lance dans le podcast. D’abord sur son profil Facebook puis sur sa chaîne Youtube, elle pousse des coups de gueule à travers lesquels elle rend compte encore une fois des malaises de la société. Mais l’exercice n’a pas été accueilli comme étant celui d’une comédienne se mettant en scène devant sa propre caméra :

«Lorsque j’ai posté mes premiers podcasts, j’ai été insultée et traitée de tous les noms. Je me suis faite harceler violemment. Au milieu de ces attaques, j’ai été suivies par quelques gens qui comprennent mon deuxième degré, mais la plupart n’osaient pas dire le malaise que leur crée le fait de voir quelqu’un s’exprimer de manière vraie, sans artifices, assumant un certain franc-parler.»

Si le but est jutement cela, la comédienne n’est pas sûre que les internautes soient prêts à considérer ce travail dans sa dimension artistique : «Je crois que les réseaux sociaux ont développé une haine viscérale chez la personne qui se retrouve seule face à son ordinateur, qui t’observe à travers un écran et te descend gratuitement.»

Ph. DR.Ph. DR.

Face aux attaques et à la mal-compréhension de l’approche, Narrimane finit par supprimer toutes ses vidéos, préférant que ses jeunes élèves ne découvrent pas les commentaires de haine en bas de ces contenus. Ce n’est pas pour autant que les insultes via internet auront raison de sa liberté d’expression :

«Je suis fière d’avoir fait ces podcasts et je continue à faire ce dont j’ai envie en stand-up. En fait, si jamais je pense un jour à faire du blogging, ce sera dans la simplicité et en défense du principe d’être soi-même, de montrer quelque chose parce qu’on l’apprécie et parce qu’il ressemble à notre personnalité, pas pour se créer un personnage par ce biais.»

Dans son approche, l’artiste ambitionne de «faire quelque chose qui aura un message à faire parvenir à la société, pour se battre pour les droits des femmes, leur faire connaître ces droits justement, en toute authenticité». Dans ce sens, elle déplore le fait de voir «une personnalité publique qui ne profite pas de cette position pour transmettre des messages et s’investir dans une dynamique de changement».

A l’écoute de son corps en tant qu’artiste, elle considère également que l’expression corporelle a un grand impact sur le processus créatif d’un comédien, que ce soit via le sport ou la danse :

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«Plus jeune, j’ai été professionnelle de tennis. J’ai arrêté pendant longtemps, mais il y a trois ans, je me suis investie dans le surf et dans la boxe. Cela m’a apporté beaucoup de sérénité en connectant mon esprit à mon corps. Le sport permet de pousser des limites incommensurables au niveau du moral. On se sent tout de suite prêt à affronter de nouveaux défis dans la vie.»

Aujourd’hui, Narrimane revient au Maroc enrichie de toutes ces expériences :

«Avec le temps et toutes les rencontres humaines et professionnelles que cela m’a permis, je me dis que j’ai eu raison de vivre tout ce que j’ai vécu, pour ne pas me laisser par la suite démonter dans un système comme celui de notre pays, où l’art reste peu accessible et trop élitiste.»

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