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Grand Angle

Chronique littéraire : Choumicha ou l'enfance volée

Dans «Le Silence blanc», Mokhtar Chaoui nous tend le miroir pour que l’on s’y regarde et découvre ainsi le visage sombre de notre société. Une société qui méprise les faibles, qui les écrasent et leur marche dessus.

Publié
Photo d'illustration. DR
Temps de lecture: 4'

Une enfance de misère

Mokhtar Chaoui nous amène dans un long voyage, en compagnie de Choumicha, le personnage principal ; une fillette originaire d’un village reculé au fin fond d’un Maroc oublié. Son parcours dans le roman dessine le long sentier d’une enfance déplorable, faite d’indigence, de peine et de malheur. Choumicha vit au bled avec ses parents, Baba et Mama, et son petit frère. Le papa est un chalumeur : «Baba il travaille pas. Tous les jours d’Allah, il s’allonge sur la peau du mouton et caresse son səbsi (pipe pour fumer le kif, ndlr)», tout en attendant de recevoir mensuellement le salaire de ses filles.

Celles-ci sont toutes de petites bonnes chez les familles aisées des grandes villes. Leurs revenus sont tellement dérisoires qu’elles ne suffisent à rien dans un bled où il n’y a rien : «(…) un bled sans eau, sans électricité, sans routes, sans dispensaire, sans médecin, sans école, sans espoir.» Pourtant on y vit quand même.  Pour faire avec, Choumicha passe ses journées à aller chercher de l’eau qui n’est pas juste à côté de la demeure familiale, loin de là. «Tous les matins et tous les soirs d’Allah, je dois chercher l’eau (…) il faut marcher plusieurs kilomètres pour arriver au puits.» Mais ce n’est pas fini : en rentrant chez elle, Choumicha doit encore œuvrer pour aider sa maman, et par la même s’entraîner à devenir, d’après la mère, «une bonne pour les dames des grandes villes».

Sans école et sans scolarisation

Aller chercher de l’eau, puis revenir travailler à la maison, c’est ainsi que s’écoulent les jours de Choumicha et celles des autres filles du village. Et l’école ? Les filles, au bled, n’y vont pas. Les garçons non plus d’ailleurs. «Chez nous, y a pas une école comme ce qu’on voit à la télévision. Y a pas un professeur avec la blouse blanche qui écrit sur le tableau avec la craie», énonce Choumicha. Tout ce qu’il y a dans ce hameau reculé, c’est une école coranique et de surcroît, on interdit aux filles d’y accéder : «C’est un msid (école coranique, ndlr) où les garçons apprennent le Coran. Moi, j’ai pas le droit d’aller au msid parce que je suis une fille», précise Choumicha. Une fille, au bled, est prédestinée à deux choix : devenir une future bonne ou une future épouse, à un âge très précoce.

Mariage des mineures

C’est ce qui arrive au personnage de Radia, l’amie de Choumicha. Les deux copines faisaient quotidiennement leur chemin pour aller chercher de l’eau, jusqu’au jour où Radia a annoncé la nouvelle à Choumicha : «Hier, papa m’a appelée et m’a dit : «Radia, fille, viens ici ! Ça, c’est ton mari. Il viendra te chercher quand tu auras tes premiers sangs. Maintenant, tu dois avoir presque onze ans. Ton mari est gentil, il a accepté d’attendre jusqu’à ce que tu deviennes une vraie femme.» Radia récuse définitivement l’idée du mariage, cependant son père insiste pour la marier ; la vendre à un vieillard déjà marié. «Combien le zmagri (Marocain vivant à l’étranger, ndlr) a-t-il acheté Radia ? Je sais pas», se dit Choumicha qui sera vendue, elle aussi, peu de temps après.

Une vie d’enfer

«Baba-Mama ont toujours un garçon ou une fille à vendre», atteste Choumicha. Cette fois, c’est son tour. En fait, un couple qui cherche une bonne vient voir les parents et discuter du prix. Quelques minutes s’écoulent et l’affaire est conclue. «Baba prend l’argent (…) il cache des billets dans le capuchon de sa djellaba et il dit à Mama : ‘Tiens femme ! Voici les cent dirhams que vaut ta fille’.»

Choumicha part alors avec «Sidi» et «Lalla» en ville et une nouvelle vie débute. Une vie de torture où Choumicha est continuellement tabassée par sa maîtresse, présidente de l’association ‘Touche pas à ma kbida’ (mon enfant, ndlr)», censée protéger les enfants en situations précaires. «Quand elle (la maîtresse) se bagarre avec Sidi, elle met le feu dans la cigarette. Elle met la cigarette dans sa bouche et puis elle écrase la cigarette sur moi. Je suis devenue le cendrier de Lalla», relate Choumicha.

Chaque dimanche, Choumicha accompagne «Lalla» au hammam pour lui porter le seau. Ce rituel dominical est pour Choumicha l’occasion hebdomadaire de rencontrer ses amies : les autres bonnes. Chacune a une histoire distincte, toutefois elles ont toutes une en commun : la maltraitance. Pour Aicha, «Lalla, Sidi et tous les enfants jouent avec son corps comme un ballon. (…) les garçons de Sidi-Lalla viennent la nuit dans son lit», relate Choumicha.  L’histoire de Zineb, une autre bonne, est encore pire : «Ses Sidi-Lalla ont versé l’huile brûlée sur tout son corps. Pauvre Zineb ! Elle n’a plus de peau maintenant.» Même si les trois amies ont une vie de calvaire, elles la supportent tant bien que mal tout en gardent le silence.

Choumicha, enfant de la rue

Encaisser les coups et se taire ne suffit pas non plus. En fait, Choumicha va être expulsée injustement de chez Lalla et Sidi pour commencer une nouvelle existence. Un nouveau vagabondage. Sans toit, sans argent et complètement livrée à elle-même, Choumicha rejoint alors les enfants de la rue. C’est au cours de cet épisode que l’écrivain va nous faire découvrir ce monde obscur de ces enfants qui «font la honte de la nation», qui «mangent dans les poubelles des restaurants, dorment sous la couverture du ciel» et qui, comme Choumicha, n’ont ni foyer, ni famille, ni droit.

«Le seul droit des enfants de la rue, c’est la rue. Elle est leur mère, leur père et leur foyer.»  Leur précarité les met à la merci «des démons [qui] ont été éduqués pour profiter de [leurs] faiblesses». Ils sont humiliés, frappés, chassés et souvent exploités sexuellement : «Les hadjs (les mecs, ndlr) des grosses voitures arrivent à la plage de Tanger. Partout, partout, partout, on voit des hadjs et des grosses voitures. Les enfants partent avec eux et reviennent avec des bonbons plein les poches.» Et ce n’est pas pour la beauté de leurs yeux qu’ils reçoivent des bonbons, comme le souligne le romancier.

Même dans les orphelinats, ces enfants subissent le même sort : «On les bat tous les jours et on les viole parfois. (…) Plusieurs enfants se sont alors évadés.» Mais pour aller où ? C’est dur de répondre à une telle question, tout comme «c’est dur d’être un enfant [sans soutien] dans ce pays».

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