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Grand Angle

Chronique du Dr Lahna : Hanane, la tumeur et la pauvreté

Je me suis souvenu de notre professeur feu Abderrahim Harouchi, qui nous apprenait que le médecin est constitué de trois piliers : le savoir, le savoir-faire et le savoir-être…

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Photo d'illustration. DR
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Hanane, 34 ans, est une jeune femme qui parle peu. Dans sa jellaba noire délavée, elle entre un jour dans le cabinet, entourée de quatre hommes. L’un d’eux est son frère, le second son beau-frère, qui prend sa situation en charge, et deux autres compagnons de soutien. L’inquiétude se lisait sur le visage des cinq, venus avec un dossier et des radios. Ainsi commence son histoire ; une histoire de pauvreté, d’ignorance, d’enclavement et de mauvais services de santé de proximité.

Hanane, longiligne, sent une «boule» dans son ventre depuis huit ans. Huit ans que la boule grandit petit à petit jusqu’à ce qu’elle soit arrivée sous son foie et écrase son rein droit. Avant même d’examiner Hanane, la vue des clichés du scanner est effrayante : deux tumeurs de 30 cm chacune occupent tout le ventre. Quand la jeune femme s’allonge, on dirait une grossesse gémellaire.

Bien évidemment, on peut se demander comment, dans le Maroc d’aujourd’hui où l’information est accessible et les portables sont partout, peut-on en arriver là ? La réponse vient du beau-frère : l’extrême pauvreté. Cette famille habite à 33 km de Kalâat Sraghna, mais rien que le coût du transport – 15 dirhams – est difficile, selon le beau-frère, qui a habité un temps là-bas avant de migrer vers Casablanca il y a de cela plusieurs années.

Les portes grandes ouvertes aux passe-droits et à la corruption

Quand la douleur a commencé à devenir de plus en plus pesante, la famille l'a emmenée pour consulter une généraliste privée qui, après une échographie, a pris peur en raison de l’ampleur de la tumeur et a transmis sa peur à la famille, indiquant qu’il s’agissait sûrement d’un cancer et qu’il fallait faire vite. Je me suis souvenu de notre professeur feu Abderrahim Harouchi, qui nous apprenait que le médecin est constitué de trois piliers : le savoir, le savoir-faire et le savoir-être…

L’alerte les a conduits à Casablanca. Parce que face à la non efficacité du système de réseau et un transfert élaboré par le ministère de la Santé mais non fonctionnel, les Marocains utilisent leurs propres réseaux familiaux. La famille arrive et de suite le beau-frère les prend aux urgences du CHU Averroès. Sans être examinée, le personnel des urgences l’adresse au fameux pavillon 28 des consultations pour une prise de rendez-vous. La famille est tout de suite appréhendée par les marchands de santé. Ils lui disent ensuite qu’elle aura un rendez-vous dans deux ou trois mois, ce qui est vraisemblable parce qu'il n’y a pas d’outils pour déceler le degré d’urgence, sans parler de la mauvaise gestion, laissant les portes grandes ouvertes aux passe-droits et à la corruption.

Une intervention à 40 000 dirhams

C’est alors qu’arrive une ambulancière qui propose ses services à la famille, d’abord gracieusement, mais qui finiront par s’élever à 1 250 dirhams. Elle emmène la famille chez un chirurgien. L’examen et l’échographie lui coûtent 600 dirhams. Ce dernier prescrit un scanner à 2 600 dirhams puis un bilan à 1 000 dirhams, pour enfin proposer une intervention estimée à 40 000 dirhams. 

Voilà comment une famille qui n’a pas 15 dirhams pour se déplacer vers la ville la plus proche doit trouver le moyen de se soigner à un coût exorbitant.

Et pourtant, il y a un ministère de santé avec des CHU, des hôpitaux et un budget qui se chiffre en milliards. Quel gâchis…

Le beau-frère dépité m’a confié que toutes ses économies sont passées dans cette demi-journée de diagnostic. Cette famille m’a été emmenée par celui qui devait trouver des fonds pour prendre en charge cette femme. Une sorte de solidarité sans fard mais efficace. Il voulait juste avoir un autre avis et demander le prix. Parce qu'il se passe quelque chose d’assez extraordinaire dans ces situations de désarroi : le patient et sa famille ne demandent rien après l’intervention, son opportunité, son efficacité, ses complications et la qualité du chirurgien et de la structure. Leur attention, par manque de moyens et par phobie de la mort, devient concentrée sur l’argent.

De la volonté politique

Quand je leur ai dit que je l’opérerais gratuitement et que ces braves gens payeraient juste les frais de la clinique (bloc, médicaments, chambre) et que c’était très loin du prix demandé, le beau-frère n’a pas pu s’empêcher de laisser couler des larmes.

Quant à Hanane et son frère, ils sont depuis le début dans un état second. Il m’a fallu parler de l’éventualité de la bénignité de cette tumeur eu égard à sa très lente évolution et la perspective du mariage de Hanane après sa guérison pour lui arracher un petit sourire et retrouver une petite lueur d’espoir dans ses yeux.

Au bloc, j’ai eu la chance de me faire aider par Zohra, une femme exceptionnelle qui a appris aussi bien l’art du bloc opératoire que la langue de Molière sans avoir été à l’école. Elle a appris petit à petit à l’école de la vie. L’intervention délicate s’est finalement bien passée et Hanane a été soulagée de ne plus porter cette masse.

Une semaine plus tard, j’ai eu les résultats de l’examen de la pièce opératoire, c’était effectivement bénin. Le problème de Hanane est réglé mais combien de Hanane errent dans les couloirs des hôpitaux sans qu’on leur vienne vraiment en aide ? N’est-il pas temps de réformer ce système bancal et inhumain ? C’est possible, il suffit d’avoir une volonté politique…

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