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10 janvier 1966 : «J'ai vu tuer Ben Barka» ou la Une controversée de L'Express

Le 10 janvier 1966, L'Express publiait en Une le témoignage d'un Français ayant assisté à l'enlèvement, quelques semaines auparavant, de Mehdi Ben Barka. Sept jours plus tard, George Figon sera retrouvé mort dans son appartement. Le 20 janvier, un mandat d'arrêt international est lancé contre le général Oufkir et le général Dlimi. L’enquête du média français provoque un scandale. Histoire.

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Mehdi Ben Barka, Ahmed Dlimi et Mohamed Oufkir. / Ph. Flickr
Temps de lecture: 5'

En octobre dernier, la disparition de Mehdi Ben Barka, leader de l’Union nationale des forces populaires (UNFP), a entamé sa 52e année sans que l’enquête ouverte devant la justice française ne soit fermée. Kidnappé à Paris le 29 octobre 1965, l’affaire a éclaté lorsque l’hebdomadaire français L’Express publie en Une le témoignage d’un certain George Figon. Les propos de celui qui prétend avoir participé à l’enlèvement et à la séquestration de Ben Barka enflammeront l’opinion publique française pendant plusieurs semaines. Avec la photo du leader de la gauche marocaine en Une, accompagné d’un titre choc en lettres rouge sang, l’enquête de Jacques Derogy et Jean-François Kahn tout comme d’autres articles de presse, pousseront le général Charles de Gaulle, fraîchement réélu président de la Ve république, à qualifier l’affaire de «détestable» et à s’exprimer en conférence de presse, en février 1966 pour faire le point sur l’avancement de l’enquête.

Deux enquêtes, policière et journalistique

Nous sommes le 26 octobre 1965. Mehdi Ben Barka est à Genève. Il prend contact avec le journaliste Philippe Bernier qui prépare un projet de film documentaire consacré à la décolonisation. Le rendez-vous est fixé pour le vendredi 29 octobre à 12h15 à la brasserie Lipp, située au boulevard Saint-Germain à Paris. Le jour de l’enlèvement, Ben Barka, qui était accompagné par Thami Azemourri, un jeune historien marocain, est interpellé par deux policiers qui le conduisent à bord d’une Peugeot 403. C'est la dernière fois qu'il sera aperçu.

Feu Hassan II, alors prince héritier et Mehdi Ben Barka aux côtés de feu le roi Mohammed V lors de l'inauguration, le 5 juillet 1957, des travaux de la route Al Wahda. / Ph. DRFeu Hassan II, alors prince héritier et Mehdi Ben Barka aux côtés du roi Mohammed V lors de l'inauguration, le 5 juillet 1957, des travaux de la route Al Wahda. / DR

Le 2 novembre, une instruction est ouverte par le juge Louis Zollinger. L'enquête sur la disparition du leader de la gauche marocaine est confiée à la brigade criminelle dirigée par le commissaire Bouvier. Parallèlement, Jacques Derogy et Jean-François Kahn commencent leur investigation. Ce jour-là, ils rencontrent Philippe Bernier en compagnie du frère de Ben Barka. «Ils nous apprennent l'insolite présence à Paris des deux ennemis jurés de Ben Barka : Mohamed Oufkir, ministre marocain de l'Intérieur, et le Ahmed Dlimi, chef de la sûreté. Bernier s'inquiète surtout du rôle éventuel joué par le producteur du film, Georges Figon, introuvable depuis le déjeuner chez Lipp», raconte Jacques Derogy dans un article publié en 1995

La rencontre entre les trois journalistes débouchera sur une autre : un tête-à-tête avec Pierre Lemarchand, l'avocat de Georges Figon. Un premier article, intitulé «Les étranges coïncidences de l'affaire Ben Barka» est publié mais il ne fera pas beaucoup de bruit auprès de l’opinion publique française bien qu’il revient aussi sur les perquisitions opérées dans la villa et dans la maison où Ben Barka aurait été séquestré.

Un premier article sans grand retentissement

Vers la mi-décembre, Georges Figon, ayant fait l’objet d’un mandat d’arrêt, entre en contact avec les deux journalistes. Ses premières révélations feront l’objet d’un deuxième article, le 20 décembre, «sans grand retentissement avec, ce jour-là, la réélection du général de Gaulle». Le deuxième article rapporte le récit de Figon sur l'arrivée du commandant Dlimi et du général Oufkir, alors ministre de l'Intérieur dans la villa où Ben Barka était séquestré et des événements qui s’en sont suivis.

«Le soir, il (Mehdi Ben Barka, ndlr) se couche et nous en profitons pour téléphoner au Maroc à Dlimi, le chef de la police, et à Oufkir, le ministre de l'Intérieur. Les termes sont brefs, tout le monde est parfaitement au courant de ce dont il s'agit. Les Marocains sont sceptiques ; on leur a déjà fait le coup pour obtenir de l'argent. Ironique, Dlimi demande : "Qu'est-ce que ça veut dire, cette fois encore ?" C'est Dubail qui prend alors le téléphone :
- Puisqu'on vous dit que le colis est là !
- Quoi, le colis ?
- Oui, le colis.
- Emballé ?
- Oui, emballé.
- C'est bien, on arrive.»
Extrait du témoignage de George Figon, publié par L’Express le 10 janvier 1966.

Ce n’est que le 10 janvier qu’un «document d'une quinzaine de pages», contenant la retranscription du témoignage de Georges Figon, sera publié en Une de L’Express. «Notre scoop provoque une cascade de rebondissements», raconte Jacques Derogy. De nouvelles révélations viendront s’ajouter à l’instruction menée par le juge Louis Zollinger, en plus d’un démenti signé Georges Figon et dans lequel ce dernier fera marche-arrière s’agissant de son témoignage. Le 17 janvier 1966, Figon est localisé par la police dans le 17e arrondissement de Paris mais il sera finalement retrouvé mort. La presse française est en ébullition et pointe du doigt le «caractère troublant» du suicide. Même des médias internationaux, comme le Times et le Daily Mail, reprennent le sujet.

La Une de L'Express du 10 janvier 1966. / Ph. L'ExpressLa Une de L'Express du 10 janvier 1966. / Ph. L'Express

Le jour-même, plusieurs personnalités prestigieuses issues des milieux politiques, culturels et scientifiques lancent un appel «pour que la lumière soit faite sur le sort de Mehdi Ben Barka». On y demande à ce que «soient démasqués et châtiés les responsables quels qu'ils soient».

«C'est alors que Dlimi et Achachi montent au premier étage. Dès qu'il voit Dlimi, Ben Barka paraît saisi de terreur ; il arrête de se débattre. On commence à le ficeler avec les cordes qu'est allé chercher Palisse. C'est Dubail qui lui attache les pieds. (...) A ce moment-là, au rez-de-chaussée, arrive Oufkir, coiffé d'un grand chapeau de feutre noir.»
Extrait du témoignage de George Figon, publié par L’Express le 10 janvier 1966.

De Gaulle finit par reconnaître une «complicités françaises à un niveau ‘’vulgaire et subalterne’’»

Le 22 janvier, le juge Zollinger délivre trois mandats d'arrêt internationaux contre le général Oufkir, le commandant Dlimi et un certain Larbi Chtouki qui a aussi pris part à la séquestration de Ben Barka. Deux jours plus tard, L'Express consacre à nouveau 18 pages à cette affaire, dans une série étalée sur cinq semaines d’affilée, intitulée «A verser au dossier de l'instruction».

Le 21 février de la même année, lors d’une conférence de presse, le général de Gaulle finit par évoquer l’affaire Ben Barka. «Le second aspect de l'intervention du Général porte sur l'affaire Ben Barka, du nom de cet opposant marocain réfugié en France et disparu le 29 octobre 1965, enlevé à l'instigation du ministre marocain de l'Intérieur, le Général Oufkir, par des policiers français agissant en liaison avec un correspondant des services du contre-espionnage, ce qui conduira l'opposition à s'interroger sur le rôle exact de l'Etat dans l'affaire», rapporte un document audiovisuel de l’Institut national français de l’audiovisuel (INA). Il y explique qu’il s’agit d’une «ingérence sur le territoire national d'un ministre marocain qui a motivé le 24 janvier le rappel de l'ambassadeur de France à Rabat, opération qui a bénéficié de complicités françaises à un niveau ‘’vulgaire et subalterne’’».

Feu le roi Hassan II et le général de Gaulle en France le 26 Juin 1963. / Ph. DRFeu le roi Hassan II et le général de Gaulle en France le 26 Juin 1963. / Ph. DRLe roi Hassan II et le général de Gaulle en France le 26 Juin 1963. /  DR

Ce n’est que le 5 septembre que le procès des accusés dans l'enlèvement de Mehdi Ben Barka s'ouvre à Paris pour s’achever le 5 juin 1967. Derrière les barreaux, seuls Antoine Lopez, chef d'escale à Orly et informateur des services secrets marocains (SDCE), et Louis Souchon, l’un des policiers ayant interpellé Ben Barka, sont condamnés à de la prison ferme. D'autres sont acquittés tandis que le général Mohammed Oufkir, Ahmed Dlimi ainsi que cinq autres français en cavale, sont condamnés par contumace à la réclusion à perpétuité.

Implication du Mossad, dissolution du corps de Ben Barka dans une cuve d'acide au Maroc, ou encore incinération de la dépouille du leader de la gauche marocaine en France ; depuis les années 2000, les versions abordant le sort du principal opposant socialiste au roi Hassan II divergent. Aucune ne présente des preuves concrètes, le corps de Mehdi Ben Barka n'étant jamais été retrouvé.

Eamses
Date : le 14 janvier 2025 à 18h43
Mehdi Ben Barka a légué à l’humanité un exemple d’engagement total contre la colonisation et pour la justice sociale , ainsi qu’une approche résolument internationale de la lutte politique . Ses qualités – détermination , courage , ouverture d’esprit et sens du collectif – ont contribué à façonner des mouvements de libération et à nourrir l’idée, alors novatrice, d’une solidarité « tricontinentale ». Son héritage demeure source d’inspiration pour nombre de militantes et militants engagés en faveur des droits humains et d’un monde plus égalitaire.
Eamses
Date : le 14 janvier 2025 à 18h36
L’affaire Ben Barka illustre à la fois l’imbrication de la politique française et marocaine dans les années 1960, ainsi que les tensions inhérentes à la décolonisation. Le rôle trouble de certaines autorités françaises, le témoignage explosif et la mort suspecte de Georges Figon, de même que l’implication directe de hauts responsables marocains (Oufkir et Dlimi), ont fait de ce dossier un scandale international. Malgré les procès et les enquêtes journalistiques, la disparition de Mehdi Ben Barka demeure un mystère non résolu, alimentant jusqu’à aujourd’hui de nombreuses hypothèses quant aux derniers instants du leader de la gauche marocaine. L’affaire reste un symbole de l’opacité et des jeux de pouvoir qui peuvent entourer les crimes d’État, tout en soulignant la difficulté de faire pleinement la lumière sur des événements impliquant plusieurs services de renseignement et responsables politiques de premier plan.
Eamses
Date : le 14 janvier 2025 à 18h29
Nuance , correction: La suite de la “guerre des sables” (1963), née de la politique d’expansion du makhzen, qui annexer jusqu’ à Tombouctou, le Maroc et l’Algérie ont conclue par un cessez-le-feu sous l’égide de l’Organisation de l’Unité africaine, Mehdi Ben Barka se rendit alors à Alger pour soutenir la révolution algérienne contre les dérives impérialistes de la monarchie et contre les agressions marocaines.
Citation
"Le barreur" à écrit:
A la suite de la "guerre des sables" (1963) , déclenchée par l'armée algérienne , et heureusement conclue par une victoire marocaine, Mehdi Ben Barka se trouva à Alger, pour "soutenir la Révolution Algérienne" contre " les dérives impérialistes de la monarchie" et contre "l'agression marocaine". Comment qualifier - ou justifier- ce comportement ?
golden eagle
Date : le 10 janvier 2024 à 22h00
En janvier , c'est Ben barka. En juin ,c'est Abdelkrim khattabi.
Berkshire
Date : le 10 janvier 2023 à 16h21
Oui certes, mais il n'y a aucun doute par contre sur son l'enlèvement dans la rue et son assassinat. Et ça, désolé, c'était ignoble à l'époque et l'est encore aujourd'hui. Applaudir cet acte m'a choqué ...
Citation
"AL MASSIRA" à écrit:
Je ne dis pas que je détiens la vérité, mais j'exprime un sentiment. De toute façon il y a deux choses que j'aimerais dire, qui relativisent ce que tu peux dire et que je peux dire de mon côté: - Seuls ceux qui ont côtoyé ces personnages historiques peuvent avoir une idée précise de leur personnalité. - C'est très difficile de se faire un jugement avec les circonstances d'aujourd'hui sur des évènements qui sont arrivés dans circonstances totalement différentes il y a 60 ans.
AL MASSIRA
Date : le 10 janvier 2023 à 15h52
Je ne dis pas que je détiens la vérité, mais j'exprime un sentiment. De toute façon il y a deux choses que j'aimerais dire, qui relativisent ce que tu peux dire et que je peux dire de mon côté: - Seuls ceux qui ont côtoyé ces personnages historiques peuvent avoir une idée précise de leur personnalité. - C'est très difficile de se faire un jugement avec les circonstances d'aujourd'hui sur des évènements qui sont arrivés dans circonstances totalement différentes il y a 60 ans.
Citation
Berkshire à écrit:
Comme je viens de l'ajouter, même le roi Mohamed 6 ne partage pas la moindre phrase de ton opinion, tu n'es pas aligné avec le roi sur cette question ...
Berkshire
Date : le 10 janvier 2023 à 15h45
Comme je viens de l'ajouter, même le roi Mohamed 6 ne partage pas la moindre phrase de ton opinion, tu n'es pas aligné avec le roi sur cette question ...
Citation
"AL MASSIRA" à écrit:
A titre personnel, cet homme m'écœure et je ne le cache pas. La traitrise est un des pires crimes, qui plus est avec le pire ennemi que nous ayons eu. Sur une guerre que mon père a faite. Sur un plan purement politique, tous ses amis communistes à Cuba, en Algérie, en Syrie, en Egypte ou n'importe où ont été une catastrophe politique démontrée en 1989. Mais là n'est pas le problème. Le problème c'est la ligne rouge qu'il a franchie, vendre son pays.
Berkshire
Date : le 10 janvier 2023 à 15h44
J'ai oublié d'ajouter en fin de ma réponse, le message du roi Mohamed 6 à la 50 ième commémoration de la disparition de Ben barka qui parlait d’ «un homme de paix» et qui «était proche de la famille royale», et d'ajouter «Nous avons tenu à partager avec vous cet événement, sans inhibition ni complexe par rapport à cette affaire, et en témoignage de l’estime dont il (Ben Barka, ndlr) jouit auprès de Nous et des Marocains», et «Ben Barka est entré dans l’Histoire» Tu as bien lu l'estime de SA MAJESTE ET DES MAROCAINS ? smiling smiley http://www.yabiladi.com/articles/details/39834/mohammed-s-invite-commemoration-l-enlevement-barka.html
Citation
"AL MASSIRA" à écrit:
Je suis enseignant dans un domaine scientifique et technique et je ne suis jamais amené à discuter ce genre de sujets qui relève du privé avec mes étudiants. Quant à Benbarka, des Marocains le célèbrent certainement car ils sont de sa sensibilité politique. De même ceux qui en parlent en Europe et ailleurs (de moins en moins) c'est pareil sont orientés politiquement. Je connais énormément de Marocains qui partagent mon avis et beaucoup qui n'ont pas d'avis. Ce n'est pas le personnage sacré que tu veux faire passer et sa disparition ne correspond pas à un drame dans l'inconscient des Marocains. C'est un évènement presque anodin.
AL MASSIRA
Date : le 10 janvier 2023 à 15h43
A titre personnel, cet homme m'écœure et je ne le cache pas. La traitrise est un des pires crimes, qui plus est avec le pire ennemi que nous ayons eu. Sur une guerre que mon père a faite. Sur un plan purement politique, tous ses amis communistes à Cuba, en Algérie, en Syrie, en Egypte ou n'importe où ont été une catastrophe politique démontrée en 1989. Mais là n'est pas le problème. Le problème c'est la ligne rouge qu'il a franchie, vendre son pays.
Citation
Berkshire à écrit:
Je ne suis pas de sa sensibilité politique et pourtant je n'accepterai jamais cet assassinat ignoble... ni de qui que ce soit d'ailleurs, en dehors du terrain de bataille militaire. Personne ne le sacralise, c'est archi faux, mais on le respecte et on respecte sa mémoire sans partager ses opinions. Et si pour toi un évènement "presque anodin" génère autant d'intérêt et de contenu (livres, articles, films, peintures ...) depuis près de 60 ans chaque année, alors soit. Mais en même temps c'est assez curieux que tu viennes commenter avec autant d'ardeur chaque année sur ce même post un évènement aussi "anodin" !! Comme je l'ai écrit plus haut, ses positions et ses idées continuent de déstabiliser certains, 60 ans après sa mort, vraiment un grand homme.
Berkshire
Date : le 10 janvier 2023 à 15h18
Je ne suis pas de sa sensibilité politique et pourtant je n'accepterai jamais cet assassinat ignoble... ni de qui que ce soit d'ailleurs, en dehors du terrain de bataille militaire. Personne ne le sacralise, c'est archi faux, mais on le respecte et on respecte sa mémoire sans partager ses opinions. Et si pour toi un évènement "presque anodin" génère autant d'intérêt et de contenu (livres, articles, films, peintures ...) depuis près de 60 ans chaque année, alors soit. Mais en même temps c'est assez curieux que tu viennes commenter avec autant d'ardeur chaque année sur ce même post un évènement aussi "anodin" !! Comme je l'ai écrit plus haut, ses positions et ses idées continuent de déstabiliser certains, 60 ans après sa mort, vraiment un grand homme.
Citation
"AL MASSIRA" à écrit:
Je suis enseignant dans un domaine scientifique et technique et je ne suis jamais amené à discuter ce genre de sujets qui relève du privé avec mes étudiants. Quant à Benbarka, des Marocains le célèbrent certainement car ils sont de sa sensibilité politique. De même ceux qui en parlent en Europe et ailleurs (de moins en moins) c'est pareil sont orientés politiquement. Je connais énormément de Marocains qui partagent mon avis et beaucoup qui n'ont pas d'avis. Ce n'est pas le personnage sacré que tu veux faire passer et sa disparition ne correspond pas à un drame dans l'inconscient des Marocains. C'est un évènement presque anodin.
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