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Interview

Rachid Benzine : «Un texte religieux n’est vivant que s’il est capable d’en produire de nouveaux»

Dans «Des mille et une façons d'être juif ou musulman» (Editions Seuil, octobre 2017), l’islamologue Rachid Benzine et la rabbin française Delphine Horvilleur s’épanchent sur la pluralité de l’islam et du judaïsme et mettent en avant la multiplicité des pratiques religieuses, convaincus qu’il n’y a pas «qu’une seule manière» de vivre sa religion. Le politologue et enseignant franco-marocain revient pour Yabiladi sur son nouveau livre. Interview.

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L'islamologue, politologue et enseignant franco-marocain Rachid Benzine. / Ph. DR
Temps de lecture: 4'

Comment l’idée de ce livre est-elle venue ?

Il y a aujourd’hui une tendance dans les religions, qu’il s’agisse de l’islam ou du judaïsme, qui prétendent être la seule manière de vivre ces religions. Toutes les autres formes de l’islam ou du judaïsme sont ainsi disqualifiées. Ce mouvement religieux prétend être la vérité, fidèle à la tradition. Ce qui nous lie avec Delphine Horvilleur, c’est le rapport à soi dans nos textes religieux et nos traditions. Quand on étudie l’histoire, on se rend compte qu’il y a plus de mille et une manières d’être musulman, et que beaucoup de mouvements qui ont la prétention d’être authentiques sont en vérité des mouvements issus d’une construction sociale historique récente. Au sein même de ce qu’ils appellent «tradition», il y a eu dans l’histoire plusieurs manières d’être musulman. Il n’y a pas une manière qui serait plus authentique que d’autres.

Pourquoi avoir choisi d’écrire ce livre avec une rabbin ?

Tout d’abord parce qu’on se connaît depuis quelques années avec Delphine Horvilleur et qu’on partage les mêmes questions. On est toujours préoccupés par l’histoire de nos traditions, notamment l’approche historico-critique de nos textes. On partage aussi la question de la transmission intergénérationnelle. La question des femmes est également un élément très important dans nos lectures. Delphine et moi partons du principe que ça ne sert à rien d’aller chercher le féminisme dans nos textes car ils sont pétris de normes patriarcales qui sont nées dans une société patriarcale, ou de projeter sur eux nos conceptions modernes de l’égalité hommes-femmes.

C’est une chose de reconnaître des normes patriarcales dans un texte, c’en est une autre de pouvoir lire aujourd’hui les textes avec notre conception de l’égalité. La vraie question, c’est de savoir si l’islam et le judaïsme continuent à être des religions misogynes au XXIe siècle. Se demander si le texte du Coran est misogyne ou pas… Le Coran est le fruit de son histoire, il est né dans une société patriarcale ; il est donc normal que la notion de patriarcat soit au cœur des textes coraniques. Jusque dans les années 1950 en France, la question de l’égalité entre hommes et femmes se posait encore.

Vous insistez sur la nécessité de questionner la religion et de comprendre celle de l’autre. Pourquoi ?

Tout d’abord, pour qu’une religion puisse être vivante, et pour que des textes sacrés soient vivants, il faut qu’ils continuent à être interprétés et réinterprétés. Il faut produire de nouveaux sens ; il ne suffit pas de répéter ce qu’ont dit les anciens. Un véritable héritier, c’est quelqu’un qui est dans ce que Jacques Derrida appelle «une fidélité infidèle», c’est-à-dire qu’il faut être fidèle vis-à-vis de notre héritage, mais en même temps il faut lui être infidèle. Autrement dit, il faut prendre l’héritage et l’emmener ailleurs, le subvertir, le déranger pour qu’il puisse produire du nouveau. Un héritier, c’est quelqu’un qui fait du nouveau avec de l’ancien. Les religions sont comme les langues : votre langue ne peut pas lire la totalité d’une réalité, c’est pourquoi il faut essayer de comprendre la langue de l’autre, visiter la maison de l’autre. On peut partir du principe qu’un musulman peut essayer d’étudier la religion comme il étudierait une langue, notamment la religion juive, et vice versa.

Comment remettre en question les textes religieux sans les détourner de leur sens premier ? Sans, peut-être, bousculer les croyants…  

Il n’y a pas de tradition religieuse sans questionnement, sans doute. D’ailleurs, il n’y a pas de croyance sans doute ; ça va ensemble. Ces textes-là, avant de nous parler à nous, ont parlé à des gens qui ne sont pas nous. Par exemple, le Coran s’adresse à des Arabes du VIIe siècle. Or, nous ne sommes pas des Arabes du VIIe siècle. Il s’adresse à une société qui n’est pas la nôtre. La société du Coran, c’est une société de l’urgence, de l’économie, de la survie… La manière dont les hommes imaginaient le monde n’est absolument pas la même que la nôtre. En tant que lecteurs du XXIe siècle, vous devez prendre en considération ces choses-là, essayer de retrouver ce qu’elles ont pu signifier pour les gens à qui ces textes ont été adressés la première fois, et ce qu’ils peuvent signifier pour vous aujourd’hui. Ce que les textes pourront nous dire sera complètement différent de ce qu’ils ont pu dire aux anciens. C’est le propre de tous les grands textes. Un texte n’est vivant que s’il est capable d’en produire de nouveaux. Les textes religieux sont «enceinte» : ils sont comme une femme enceinte de nouveaux sens. On ne peut donc pas simplement reproduire le sens que nous ont donné les anciens. Ça, c’est la castration du texte ; ce n’est plus un texte vivant.

Vous déplorez que juifs et musulmans sont réduits à leur confession religieuse. Est-ce la société, les médias peut-être, qui les enferme dans leur confession religieuse, ou s’y enferment-ils eux-mêmes ?

C’est une dynamique réciproque. Vous avez par exemple un nationalisme identitaire en France qui enferme les gens dans leur identité, et, de l’autre côté, un confessionnalisme fondamentaliste religieux. En fait, ce sont deux dynamiques qui fonctionnent ensemble, l’une alimentant l’autre. Elles sont complémentaires, s’autoalimentent. Dans les sociétés, vous avez un certain nombre de personnes qui veulent réduire les gens à leur islamité - «ils ne sont que musulmans» - et vous avez, à l’intérieur du religieux, le fondamentalisme religieux musulman qui va vous dire «l’islam dit que», que pour être un bon musulman ou un bon juif, il faut faire ceci ou cela. C’est l’islam salafiste qui, à travers la multiplication des normes alimentaires et vestimentaires, participe à la polarisation de la société. Pour moi, ce sont vraiment les deux dynamiques qui fonctionnent ensemble, plutôt que des causes à effet.

Faut-il voir dans la réduction des individus à leur confession religieuse l’un des facteurs de mouvements identitaires et fondamentalistes ?

La religion repose sur trois pôles : éthique, cognitif, c’est-à-dire l’ensemble des rites, des connaissances et des mythes qui fondent une religieux, et identitaire. Or actuellement, c’est l’aspect identitaire qui fonctionne le mieux dans le religieux. Pourquoi ? Parce que le religieux devient un refuge identitaire. Dans l’islam, cela passe par l’alimentaire et le vestimentaire. On voit bien la manière dont le marché néolibéral s’accommode très bien des fondamentalistes parce qu’il vient répondre à leurs besoins de normes. Le phénomène du hallal participe aussi au fondamentalisme : le marché répond à des besoins et renforce la norme religieuse des mouvements fondamentalistes.

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