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Grand Angle

Chibanis #2 - Mahjoub Kerkis : «Marié depuis 40 ans, je mène une vie de célibataire»

A 70 ans et après près d'un demi-siècle de dur labeur dans une terre autre que la sienne, Mahjoub Kerkis vient de prendre sa retraite cette année. L'occasion pour lui de revenir avec nostalgie et amertume sur ces quelques décennies vécues loin de ses racines, avec ses moments de bonheur et d'angoisse. Témoignage.

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Mahjoub Kerkis est en France depuis 44 ans et vit en banlieue parisienne. /Ph. Souâd Oggad
Temps de lecture: 4'

Consacré à un nouvel «Oublié de la République», ce deuxième volet de notre série #Chibanis-Chibaniates s'intéressera au parcours moralement difficile de Mahjoub Kerkis. Cet homme jovial et plein d'humour a fait de notre échange un moment intense et riche. Mais cette gaieté cache en réalité de réelles et profondes blessures dues notamment à une longue vie de l'autre côté de la Méditerranée pleine d'obstacles et d’encombres. «Il a longtemps galéré ici, notamment concernant tout ce qui est administratif», nous explique Souâd Oggad, écrivain public et médiatrice socio éducative au sein de l'association AMISEY, qui nous a présenté Mahjoub.

A la question «Comment allez-vous ?», Mahjoub nous donne le ton de l'échange en répondant tout simplement et sourire aux lèvres : «ça va très bien, comme un Chibani quoi !» Mahjoub a aujourd'hui 70 ans et a quitté Ouarzazate il y a de cela 44 ans déjà se surprend-il à nous raconter. «Depuis que je suis arrivé en France je n'ai jamais changé d'adresse, toujours ici à Carrières-sous-Poissy (Yvelines, banlieue parisienne, ndlr)». Arrivé à la fleur de l'âge, le septuagénaire avait pour seule motivation de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Une famille restée au pays et qui attendait tant bien que mal les rares venues de Mahjoub durant l'année : «je suis venu à l'aube de mes trente ans et j'étais déjà marié à cette époque là».

Le dur labeur qui attendait Mahjoub

Arrivé dans les années 1970, au moment des Trente Glorieuses, soit la période de forte croissance économique dans l'Hexagone, Mahjoub n'a pas trouvé de difficulté à travailler. «Quand je suis arrivé, c'est pour Peugeot que j'ai commencé à travailler, un poste que je n'ai jamais quitté jusqu'à prendre ma retraite cette année. J'étais dans le domaine de la carrosserie des voitures, à l'usine Peugeot de Poissy», raconte le septuagénaire.

«Il y a des jours où c'était très pénible, le travail était fatigant d’un côté et le moral n’était pas toujours au beau fixe.»

L’absence du père et la distance a été aussi rude pour lui que pour ses enfants, un point qu’ils n’ont jamais osé aborder entre eux. «Ça ne leur a jamais posé problème que je sois loin ou du moins je n'en ai jamais entendu parler car je n’étais jamais avec eux. Mais ce manque, ils n’étaient pas les seuls à le vivre, je ressentais exactement ce qu’ils ressentaient», avoue le papa d'un garçon et une fille. Le travail et subvenir aux besoins de sa famille donnent finalement un sens à cet éloignement. «De toute façon si on ne travaille pas on ne pourra pas avancer dans cette vie, j’ai quitté mon Maroc pour travailler car je ne trouvais pas là-bas. L’occasion s’est présentée je n’ai pas hésité», se remémore Mahjoub.

C’est la vie qui lui a imposé la distance avec ceux qu’il aime car ses parents étaient malades, «personne ne pouvait être au chevet de mon père mis à part mon épouse alors ils sont restés là-bas. Même les enfants ont atteint un âge où eux-mêmes ne voulaient pas abandonner leur grand-père».

Il n'était cependant pas voué à ce destin. Mahjoub a suivi des études et voulait poursuivre dans le supérieur, malheureusement par manque de moyens il a dû abandonner ses rêves. «J’ai arrêté l'école en troisième année de collège, n'ayant pas de bourse je me suis résigné. Mais j'ai repris les cours en arrivant en France, c'est ici que j'ai appris le français», raconte le retraité.

Mahjoub Kerkis, un visage marqué par le temps. /Ph. Souâd OggadMahjoub Kerkis, un visage marqué par le temps. /Ph. Souâd Oggad

«Marié depuis 40 ans, je mène une vie de célibataire»

Les Chibanis font face à un quotidien difficile, se sentant souvent rejetés et peu écoutés. «La vie d’un Chibani en France est une vie perdue, on peut rester même 100 ans ici avec eux, ils nous oublieront. Nous subissons beaucoup, le quotidien est dur», se désole Mahjoub. Et le natif de Ouarzazate d’ajouter : «Les autorités connaissent bien notre réalité, qui a construit la France, qui a fait de la France ce qu’elle est aujourd’hui si ce n’est nous ? Et maintenant, on nous prive de nos droits. Ils ont fait de nous des célibataires après 40 ans de mariage. On paye des impôts et personne pour nous aider, on a beau frapper aux portes on a rien nous les Chibanis.» Souâd confirme leur situation délicate, mais tient à ajouter : «tant que je suis en vie, je défendrai leur dossier, ils font partie aussi de la France».

«Nous sommes des célibataires mais heureusement qu’il existe des personnes comme Souâd pour nous venir en aide et penser à nous de temps en temps», explique Mahjoub. Et la médiatrice de préciser : «nous faisons ce qui est en notre pouvoir pour eux et je suis moi-même très présente pour ces personnes, surtout dans leurs démarches administratives».

«Je compte aller au Maroc mais je ne pourrai pas y rester définitivement autrement je perdrais mes droits sociaux, ce qui m’empêcherait de me soigner.»

En effet, Mahjoub Kerkis même en étant retraité, continue à vivre seul dans son petit studio de la banlieue parisienne. «Je suis marié mais on m’a rendu célibataire ici (rires)». Une touche d'humour qui cache ce qu’endure Mahjoub : «aujourd’hui même pour ramener ma femme ici près de moi c’est impossible, surtout sans appartement. Mon souhait c’est qu’on puisse être tous les deux, qu’on vive entre le Maroc et la France, des touristes quoi (rires) !»

Le seul désir dorénavant pour Mahjoub Kerkis serait de rattraper le temps perdu avec sa famille et surtout ses enfants. «Même s’ils ne m’en veulent pas pour toutes ces années de distance et de manque, ils ont quand même subi comme moi car aujourd’hui ils me le disent, ‘si nous avions poursuivi nos études en France nous ne serions pas dans cette situation’. Mais la vie en a voulu autrement». Effectivement, ses enfants ont eu du mal à s'insérer dans le monde du travail au Maroc. Aujourd’hui sa fille est mariée et vit à Skhirat, alors que son fils, 25 ans, est encore étudiant en droit. «A chaque fois qu’ils postulent pour un poste ou qu’ils envoient leur CV, ils restent sans réponse», assure Mahjoub.

On décèle chez Mahjoub une pointe d'aigreur quant à sa vie loin des siens : «c’est la dure vie des immigrés ici et surtout des Chibanis». «Après, je ne dirais pas que j’ai perdu ma vie, on savait dès le départ ce qu’était la ghorba, c’est comme ça. Il faut l’accepter c’est tout, on ne peut rien faire !», conclu, avec sagesse, le Marocain.

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