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Voter pour exister : Portrait d’un immigré marocain et citoyen français [Tribune]

«Aujourd’hui, mon père, comme beaucoup de ses compatriotes immigrés, aura une pensée pour le jeune Brahim Bouarram, que des supporters du Front national ont lâchement assassiné un jour ensoleillé de 1er mai 1995 à Paris.»

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Pour mon père, voter c’est exister. / Ph. Samira Oulaillah
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A l’heure où le Front national est confiant de gagner l'élection présidentielle française (et a l’intention de mettre en péril les principes humanistes de la République par le biais de sa campagne sans répit sur l’immigration), il est important de se tourner vers l’électorat français, qui se compose aussi de ces immigrés maghrebins venus en France à la fin des années 60 et devenus citoyens français, dont le combat, à travers leur vote, est de lutter aujourd’hui (comme hier) contre la montée fulgurante d’un parti d’extrême droite qui les a longuement menacés ces 45 dernières années, et menace désormais les immigrés sans-papiers, les sans-voix et les réfugiés.

Ce combat contre le FN, mon père, Ahmed Oulaillah, humble ouvrier à la retraite, l’a remis sur la table il y a un peu plus d’une semaine, en ce beau jour ensoleillé de dimanche 23 avril, en allant voter. Ce fut un jour important pour lui. Ce fut le jour où il devait, comme il l'a si bien dit, «aller voter pour éviter que Marine Le Pen ne passe au premier tour». Il se devait de remplir pleinement son devoir de citoyen. C’était urgent. Un peu comme une question de vie ou de mort. Je l’ai regardé se préparer conscieusement et sortir avec fierté sa carte d’électeur pour me la montrer. Cette carte, un document intrinsèquement administratif, lui donne précisément un statut en France et une raison d’exister.

«Mères patries»

J’ai regardé mon père avec affection car il avait mis ses beaux habits du dimanche pour cette journée aux urnes, et je n’ai pas pu m’empêcher de sourire à la vue de mon père qui avait opté pour un style cette fois-ci aux couleurs de la France. Il arborait un mélange vestimentaire décontracté, jeunot et libéral qu’il n’a jamais voulu abandoner même au sommet de ses 70 ans. Il faut dire que mon père a passé sa vie à encourager et à promouvoir la laïcité, l’ouverture aux autres, la tolérance et le respect d'autrui, tout en restant fier de ses racines et fier d’être arabe, musulman, ressortissant marocain et citoyen français. Cela fait déjà presque 50 ans que mon père est en France, un pays auquel il s’est rattaché sans jamais oublier son pays d’origine, le Maroc, qu’il visite fréquemment pour de longs séjours. Il n’a jamais voulu choisir entre les deux nations. Ces deux nations sont ses «mères patries» ; l'une de naissance et l’autre d’adoption. Il les aime tout autant l’une que l’autre. Il les vit pleinement et avec fierté.

Etant adolescent au Maroc, mon père avait toujours rêvé d’aller travailler en France car les opportunités de réussite y étaient plus vastes. Il n’avait pas fait de grandes études dans son pays et avait commencé à travailler très jeune dans une usine. Son enfance était parsemée de souvenirs à l’école coranique et de ceux passés avec des sœurs religieuses chrétiennes dans une église locale, qui lui donnaient souvent des oranges et du lait ainsi qu’à d’autres enfants du quartier après l’école. Ses yeux brillent quand il se remémore ces moments de bonheur dans sa ville d’enfance, Mohammedia, où mosquées locales ainsi qu'une grande église catholique, l’église Saint-Jacques, au coeur de la ville, se côtoyaient harmonieusement et en paix.

Le Front national, un parti qui a envenimé la devise républicaine

Un précieux héritage que mon père emporta avec lui lors de son émigration en France.
Mon père avait pour habitude de lire avec attention toutes les annonces de demandes de main d'oeuvre renforcée qui parvenaient au Maroc de France, car cette dernière avait besoin de continuer à se reconstruire durant l’essor des Trentes Glorieuses et avait toujours besoin de travailleurs immigrés. Nous étions alors à la fin des années 60, début des années 70. Sa vie d’immigré, mon père l’a commencée assez jeune, à l’âge de 20 ans. Comme des milliers d’immigrés du Maghreb, il répondit présent à l’appel de la France et quitta sa terre natale au bord d’un train, et puis d’un autre une fois en Espagne, et fit le voyage jusque dans les Vosges, avec comme seules possessions sa valise, son espoir et beaucoup de courage.

Après six mois dans les Vosges, il monta en Normandie muni de sa carte de séjour pour travailler dans une usine de textile. Il se maria et fit venir ma mère en France en 1973, une année après la fondation du Front national par Jean-Marie Le Pen, un parti qui allait se montrer virulent et menaçant contre les immigrés, surtout ceux d’origine maghrébine. La violence de ce parti allait se faire ressentir de façon préoccupante au début des années 80 car le FN avait réussi à sortir de sa marginalité et à s’imposer en tant que parti politique à part entière. Une période difficile qui rappelle à mon père que le racisme du FN a envenimé et empoisonné les valeurs de Liberté-Egalité-Fraternité, prônées par les dirigeants républicains successifs de la Cinquième République.

Le souvenir douloureux de Brahim Bouarram

Face à la menace grandissante que symbolise le FN, mon père a jugé nécessaire d’acquérir la nationalité française pour se façonner une légitimité solide en France et exercer pleinement ses droits en tant que citoyen français. Il a simplement voulu se protéger et protéger sa famille en leur assurant un avenir meilleur. Ceci lui a été octroyé en devenant citoyen français pour lui permettre de voter (ainsi que ma mère) et de faire entendre sa voix pour représenter également les sans-voix, les sans-papiers et les réfugiés, que le Front national attaque sans pitié depuis des décennies.

Aujourd’hui, mon père, comme beaucoup de ses compatriotes immigrés, aura une pensée pour le jeune Brahim Bouarram, que des supporters du Front national ont lâchement assassiné un jour ensoleillé de 1er mai 1995 à Paris. Un crime qui est resté grave dans le coeur meurtri de tous les Maghrébins de France. La déshumanisation des travailleurs immigrés de la part du Front national jusqu’à ce jour et leur dévalorisation font que mon père sera plus que jamais au rendez-vous au bureau local de vote ce dimanche 7 mai.

Pour lui, voter c’est aussi revendiquer sa personne, son parcours et le travail qu’il accompli pour la France, qu’il aime et respecte tant. Pour mon père, voter c’est exister. Le 7 mai sera un jour crucial pour lui. Nous prierons tous pour que ce jour-là, la tolérance, le respect d’autrui, la diversité et le vivre ensemble l’emportent sur la haine, le racisme et l’obscurantisme.

Tribune

Samira Oulaillah
Photographe documentaire
Emission spécial MRE
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