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Grand Angle

Histoire du déclin du nomadisme au Maroc

Le nombre de nomades a baissé de 63% ces dix dernières années au Maroc, selon le HCP. Le nomadisme devrait donc bientôt disparaître sous les effets de plus d’un siècle de sédentarisation. Retour sur l’histoire d’une extinction.

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Les nomades du désert font rêver les touristes, mais pour combien de temps encore ? / Ph. Nomade aventure
Temps de lecture: 5'

Au Maroc, les nomades sont en train de disparaître. Si la dernière étude du Haut-commissariat au plan (HCP) publiée à l’automne dernier permet de constater à quel point leur nombre a baissé de 63% entre 2004 et 2014 pour atteindre à peine plus de 25 000 membres, reste que le phénomène n’est pas nouveau. Il est même antérieur à la colonisation européenne.

Ahmed Skounty est anthropologue et spécialiste du Sahara. Dans «Le sang & le sol, nomadisme et sédentarisation au Maroc : les Ayt Merghad du Haut-Atlas oriental», paru en 2012, il décrit comment la confédération de tribus nomades Ayt Merghad s’est volontairement sédentarisée pour conserver les terres qu’elle avait conquises.

«Au début, les Ayt Merghad convoitent l'Amdghous dans le haut Ghéris. En s'assurant l'aide des Ayt Hdiddou, ils en délogent les Ayt Âtta. La procédure d'implantation est un véritable coup de force : évacuation des vaincus, acceptation de la soumission des groupes maraboutiques et répartition des maisons et biens fonciers par unité domestique taggurt au bénéfice des participants aux opérations. (…) Le processus de fixation dans la vallée du Ghéris se poursuivit tout au long du XIXe siècle par l'occupation du moyen et bas Ghéris. Pour certaines fractions il s'acheva par la prise de Goulmima en 1898», écrit-il.

L’arrivée des Français n’arrangera rien…

La colonisation française va prendre rapidement le relai, transformant une sédentarisation volontaire et opportuniste en une contrainte. Les Français amènent d’abord avec eux de nouveaux moyens de transports. «Les grandes caravanes ont disparu, sauf dans le Sahara méridional ; l'automobile leur a soufflé tout le fret et l'élevage des chameaux n'a plus d'autre débouché que la boucherie», écrit Robert Capot-Rey dans sa «Note sur la sédentarisation des nomades au Sahara», paru en 1961 dans les Annales de géographie. La fin des caravanes transsahariennes a porté un coup très dur aux groupements nomades dont les Ait Atta, par exemple, faisaient partie. La colonisation installe surtout un Etat central entravant les déplacements nomades par ses règlementations, ses nouvelles frontières. Elle impose un nouveau pouvoir politique qui combat et divise les différentes tribus des confédérations nomades. 

«L'infiltration des Français dans le haut Ziz et leur occupation de la haute Moulouya perturba l'espace du cycle de nomadisation des Ayt Âïssa Izem notamment. La moitié d'entre eux rallia les Français en haute Moulouya présentant sa soumission tandis que la seconde chercha du côté de l'Assif Melloul des cieux plus cléments. Les deux lignages soumis, en l'occurrence les Ayt Rekkiz et les Idiâan, continuèrent à se déplacer dans l'espace d'un nouveau parcours de nomadisation», écrit Ahmed Skounty.

 «L’Etat moderne s’est imposé - le Protectorat français d’abord, le Maroc indépendant ensuite - en obligeant les nomades à renoncer à leur rôle de protecteur (des tribus de cultivateurs sédentaires, ndlr) qui n’avait plus de raison d’être et avait fini par être perçu comme un racket, ensuite en imposant une grille administrative qui a multiplié les entraves aux déplacement. Des liens unissant les diverses factions se sont disloquées, les solidarités se sont relâchées et la sédentarisation s’est généralisée», explique le géographe Ali Bensaad dans «L’eau et ses enjeux au Sahara», paru en 2011.

L’accession à l’indépendance du Maroc en 1956 n’inverse donc pas cette tendance à la sédentarisation des nomades. Le nouvel Etat marocain est aussi centralisateur que l’Etat colonial. En 1960, beaucoup de recherches font déjà le constat de ce phénomène.

…celle des Espagnols, non plus

«II est bien vrai que le nomadisme est malade ; ce n'est pas une raison pour l'enterrer ; sans compter que ce malade est loin d'être partout moribond. Sous des formes aussi différentes que le nomadisme à grand rayon des Reguibat ou les migrations étriquées des Maures du Trarza, ce genre de vie manifeste au contraire sa vitalité ; la consommation de thé et de sucre augmente ; dans tout le Sahara méridional l'effectif des troupeaux ne cesse de s'accroître. Avant de condamner le nomadisme, il faudrait s'assurer qu'on peut partout le remplacer», s’inquiète Robert Capot-Rey.

Au même moment, la colonisation espagnole du Sahara progresse. Relativement sans conséquences pendant une première période, elle devient active à partir de 1960.

«A Madrid, le général Diaz de Villegas, directeur général de la Dirección general de Plazas y Provincias Africanas (la Direction générale des zones et des provinces africaines, ndlr) et le colonel Villiers de l’Isle-Adam, adjoint au cabinet militaire du président de la République française, se mettent d’accord pour attirer l’attention des plus hautes autorités espagnoles sur les possibles conséquences que l’indépendance de la Mauritanie pourrait avoir sur les Rgaybat, dont le nombre est alors estimé aux alentours de 30 000. Le colonel Villiers de l’Isle-Adam insiste sur la nécessité qu’il y aurait à prendre rapidement différentes mesures, parmi lesquelles la fixation de cette tribu à cheval entre le Maroc et le Sahara espagnol moyennant des avantages économiques susceptibles de permettre à ses membres de vivre sans continuer à pratiquer le nomadisme, de telle sorte que soient interrompus - ou sérieusement réduits - leurs déplacements habituels au Sud du Maroc, où le risque est grand qu’ils s’initient à des activités à caractère politique», écrivent José A. Rodríguez Esteban et Diego A. Barrado Timón dans «Le processus d’urbanisation dans le Sahara espagnol (1884-1975). Une composante essentielle du projet colonial», parue en 2015 dans Les Cahiers d’EMAM (Etudes sur le monde arabe et la Méditerranée).

La prospection pétrolière puise également ses ouvriers au sein des tribus nomades, mais son échec ne les rendra pas à leur ancien mode de vie. Enfin, le conflit armé entre le Maroc et les indépendantistes du Polisario à partir de 1975 vient placer un front dans ce désert jadis traversé par les caravanes des nomades. Désormais, le nomadisme, pour ce qu’il en reste, se réduit dans cette zone à sa plus simple expression - la transhumance. Au même moment, dans les années 1970, au nord, le processus de sédentarisation devient massif.

«Dans la vallée du Draa, chaque palmeraie porte les caractéristiques de la sédentarisation. Au Mezguita, les Oulad Yahia et les Ait Seddrate s'intègrent petit à petit dans la vie du ksar. Sur la rive droite des Tinzouline/Ternata, ce sont les Oulad Yahia également, les Ait Atta s'approchant de l'oasis sur la rive gauche. Mais les exemples les plus impressionnants peuvent être constatés en aval de Zagora. Les Ait Atta affluent dans les palmeraies de Fezouata, de Ktaoua et de M'Hamid, bien qu'au M'Hamid on trouve également un fort pourcentage d'Arib, anciens nomades chameliers de la Hammada du Draa», décrit Alfred Pletsch dans «Eléments traditionnels et évolution récente dans l'oasis du Draa (Maroc)», paru en 1977 dans la revue Méditerranée.

Des causes naturelles menacent les nomades

En 1972, l’Etat marocain construit le barrage d’El Mansour Eddahbi pour assurer une alimentation en eau régulière de Ouarzazate et de la vallée du Draa. «Ce barrage a généré des effets pervers en perturbant l’alimentation de la nappe, en arrêtant la fertilisation naturelle des sols et en asséchant le lac d’Iriqi, jadis fréquenté par une importante faune et par des nomades. Cette perturbation du système écologique, déjà fragile, a renforcé la tendance à la désertification», écrivent Mohamed Aït Hamza and Brahim El Faskaoui dans «Les oasis du Drâa au Maroc. Rupture des équilibres environnementaux et stratégies migratoires», paru en 2010 dans la revue Homme et migration.

A ce processus irréversible s’ajoutent bientôt des causes naturelles. «Pour la majorité des nomades, la perte du cheptel pendant les années de sécheresse 1980-83 et 1990-93 entraîna de facto une sédentarisation obligée. La vente de ce qui restait de têtes avant décimation complète permit de construire une maison», écrit Ahmed Skounty. Le cessez-le-feu entre le Polisaro et le Maroc en 1991 puis la fermeture de la frontière avec l’Algérie en 1994 vont établir et immobiliser pour des dizaines d’années d’anciens nomades, notamment dans le camp de Tindouf. Le Polisario lui-même s’est en effet établi sur l’idée d’un peuple Sahraoui uni quitte à nier ses fondements tribaux et nomades.

«Sur les murs (des camps de Tindouf, ndlr), on a placardé ce slogan : ‘le tribalisme est un crime contre la Nation’ ; et, dans les familles, on s’est tu. On s’est interdit de raconter à ses enfants l’histoire de leurs ancêtres, l’identité ne s’est plus construite en regard des lignées mais dans et par la Nation. Pour que le sentiment national puisse grandir, on a pensé qu’il fallait dissimuler les appartenances. Quoi qu’il en soit ces vingt ans d’autocensure ont produit une génération qui effectivement, n’a plus que des bribes de savoir quant aux noms et à la répartition spatiale et sociale des groupes de pasteurs nomades auxquels appartenaient les générations passées et dont ils sont issus», explique Sophie Caratini dans «L’institution de la famille à l’épreuve de l’exil dans les camps de réfugiés sahraouis», paru dans la revue Insaniyat en 1998.

Depuis, rien n’a changé, sinon la rigueur de la sècheresse et l’avancée du désert sur les oasis menaçant jusqu’aux plus sédentaires.

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