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Grand Angle

Initiative « Triple A » : Sauver l’Afrique avec des engrais ?

Pendant la 22e Conférence des Parties (COP22), le ministère de l’Agriculture a fait la promotion de son initiative «Adaptation de l’Agriculture Africaine aux changements climatiques». Soutenue par l’Office chérifien des phosphates (OCP), elle se fait le défenseur de l’utilisation des engrais. Au-delà du conflit d’intérêt, peut-on vraiment défendre en même temps engrais et agriculture durable ?

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Photo d'illustration. / INRI
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«Maintenant, on va regarder ce qu'il va y avoir dedans, qui va prendre le relais, dans quel pays sera installé le siège de l’Initiative, quels seront les links de financement, comment on va réaliser l’ingénierie de projets…» Ce sont les propos d'Aziz Akhannouch, ministre de l’Agriculture et de la pêche maritime, qui, visiblement dans l’incertitude complète, évoquait jeudi 17 novembre 2016, en marge de la 22e Conférence des Parties (COP22), l’avenir de son initiative phare : l’Adaptation de l’Agriculture Africaine aux changements climatiques (AAA). Qu’à cela ne tienne, il rejoignait le lendemain le cortège royal en Éthiopie pour assister notamment à la conclusion, par l’Office chérifien des phosphates (OCP), d’un investissement de 2,4 milliards de dollars dans une usine d’engrais «de classe mondiale».

L’OCP, l’un des premiers exportateurs d’engrais au monde, est le premier soutien de l’Initiative du ministre puisqu’il tient deux des quatre sièges de son Comité scientifique. Lancée par le Maroc dans la perspective de la COP22 dès juillet 2016, avec le soutien de plus de 27 États africains, celle-ci fait en priorité la promotion des engrais. Conflit d’intérêt ? «Où est le problème ? Les engrais sont nécessaires alors pourquoi le Maroc n’en tirerait pas bénéfice ?», lance Mohamed Badraoui, directeur général de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et du Comité scientifique de l’Initiative, à une journaliste de la BBC qui l’interpelle.

Réchauffement climatique : une nouvelle opportunité pour l'OCP

Le premier chapitre du livre blanc de l’Initiative, consacré à la gestion des sols, est ainsi la copie conforme de la stratégie d’OCP Africa, filiale africaine de l’OCP inaugurée en février dernier. «L’Afrique est l’une des régions du monde qui consomment le moins d’intrants agricoles : semences sélectionnées, engrais et pesticides. (…) Cette situation alarmante impose que des actions soient prises pour développer une gestion intégrée de la fertilité des sols grâce à un recours plus large et plus raisonné aux fertilisants», diagnostiquent ses auteurs.

Pour le Maroc, la rencontre d’une initiative publique continentale avec les intérêts commerciaux de l’OCP ne pose aucun problème. Depuis des années, les phosphates sont un levier diplomatique majeur. En 2014, Yabiladi avait recensé pas moins de trois importants dons de phosphates aux îles des Caraïbes et en Guinée-Conakry.

En 2016, OCP Africa prévoit l’installation d’usines d’engrais dans différents pays africains, en particulier dans les États qui soutiennent encore le Polisario à l’instar de l’Éthiopie et du Nigeria. Objectif : rallier le plus grand nombre de soutiens possibles dans la perspective de réintégrer l’Union africaine (UA). Intérêts économiques, nationaux et géostratégiques se recoupent ici parfaitement.

Le réchauffement climatique, parce qu’il va réduire les rendements agricoles dans les pays africains déjà concernés par le manque d’eau, constitue dans ce contexte une nouvelle opportunité pour l’OCP et la diplomatie marocaine. «Avec l’augmentation de la population africaine, nous devons faire en sorte que l’agriculture africaine soit plus productive. Utiliser les engrais permet d’augmenter la productivité des sols», ajoute Mustapha Terrab, PDG de l’OCP, qui intervenait lui aussi lors de la conférence sur l’Initiative AAA, jeudi 24 novembre. Il est alors facile de ne voir dans celle-ci que la dernière émanation de cette diplomatie des phosphates.

L’OCP et le ministère de l’Agriculture peuvent-ils, en effet, décemment prétendre œuvrer pour un développement durable de l’agriculture africaine avec des engrais ? «En Afrique, la fertilité naturelle des sols est très faible. Nous utilisons seulement le tiers des engrais que vous utilisez en Europe. Ce n’est pas un problème pour la terre», soutient Mohamed Badraoui.

Les engrais entre le marteau de la pollution des eaux et l'enclume de la sécurité alimentaire

Les engrais sont notoirement responsables de la pollution des eaux et même - on le sait moins - d’émissions de gaz à effet de serre. En 2010, selon la troisième communication nationale à la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique, «l’agriculture représente 23,4% environ des émissions de gaz à effet de serre du Maroc».

«Les engrais organiques ou minéraux, lorsqu’ils sont appliqués en trop grande quantité par rapport aux besoins des plantes et à la capacité de rétention des sols, sont des causes majeures de la pollution de l’eau potable (liée à la toxicité des nitrates) ou de l’eutrophisation des eaux douces et marines à travers le lessivage des éléments solubles soit vers la nappe phréatique, soit vers les cours d’eau par ruissellement». Un rappel fait en 2008 par Hassan Keddal, ingénieur consultant en génie rural, et J. Yao N’dri dans leur article «Impacts de l’intensification agricole sur la qualité des eaux de surface et des eaux souterraines».

Au Maroc et dès l’année 2000, 45% de la qualité des eaux de surface est déjà mauvaise à très mauvaise, selon la Direction de la recherche et de la planification de l’eau. Or, trois ans plus tôt, selon l’Association nationale des améliorations foncières, de l'irrigation et du drainage (ANAFIDE), le Maroc consommait 32 kilogrammes d’engrais pas hectare de terres arables. C’est précisément la consommation moyenne de l’Afrique en 2015, selon la Banque africaine de développement (BAD). C’est dire qu’avec cette seule proportion d’engrais, il est possible d’entraîner une grave pollution des eaux.

A de tels niveaux de consommation, en dépit des effets polluants déjà identifiés ailleurs, toutes les grandes institutions internationales penchées sur l’Afrique continuent de défendre l’augmentation de l’utilisation des engrais. Leur position repose sur deux arguments : d’abord, l’urgence. L’Afrique doit pouvoir assurer la sécurité alimentaire d’une population qui explose. «Les impacts des changements climatiques sont là, il est impératif d’adapter l’agriculture. Les deux tiers des Africains dépendent déjà de l’agriculture pour vivre», a souligné jeudi dernier José Graziano da Silva, directeur de l’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). «Or, la population du continent va doubler ; ce sera deux fois plus de bouches à nourrir. Le lancement de l’IAAA ne pouvait pas arriver à un meilleur moment et j’en remercie M. Aziz Akhnnouch», a-t-il ajouté.

Lutter contre l’usage excessif et mal maîtrisé en utilisant de nouvelles technologies

Le soutien à l’augmentation de l’utilisation des engrais en Afrique repose aussi sur la conviction qu’il est possible de n’apporter précisément que l’engrais consommable par les plantes. «Nous luttons contre l’usage excessif, mal maîtrisé des fertilisants. Aujourd’hui, l’innovation permet une agriculture raisonnée, c’est-à-dire adaptée à l’écosystème concerné. La philosophie du ‘bon produit, au bon endroit, au bon moment’ permet une double économie : celle de la ressource naturelle de notre terre, comme celle du capital économique des agriculteurs», nous assure la communication de l’OCP.

Le Groupe développe ainsi des cartes de la composition des sols africains pour mesurer précisément leurs besoins en nutriments additionnels en fonction des rendements souhaités et de la culture pratiquée, sur le modèle de Fertimap Maroc :

Dans une étude intitulée «Les solutions agronomiques à la pollution azotée» parue en 1995, Anne Lacroix, alors chercheuse auprès de l'INRA-ESR (Institut national de la recherche agronomique - Enseignement supérieur de la recherche), détaille les méthodes à déployer pour minimiser au maximum l’impact des engrais chimiques. «Par exemple, pour raisonner le niveau de fertilisation, il faut ajuster les recommandations au niveau de chaque parcelle et notamment prendre en compte la succession culturale ; pour bien conduire une culture piège à nitrates, il faut optimiser localement sa date d'implantation, la date de retournement...», écrit-elle.

La connaissance technique, la réflexion et les études des sols nécessaires à un ajustement au plus proche sont considérables. S’il est effectivement possible de rationaliser l’utilisation des engrais - mais difficile de croire qu’un vendeur d’engrais en soit le meilleur défenseur -, il est donc illusoire de croire qu’aucune trace d’azote ne restera dans le sol après les cultures.

Surtout, l’utilisation des engrais concourt à un système global d’intensification classique de la production agricole, tel que l’ont développé les pays industrialisés et tel que l’ont ensuite adopté des pays émergents comme l’Inde et le Brésil. L’OCP ne nie pas. «Nous discutons avec des sociétés de commercialisation de semence. Certains agriculteurs utilisent encore des engrais qui étaient employés au XIXe siècle en Europe. Avec ces semences, les engrais auront un effet sur le rendement agricole, mais il reste largement inférieur au rendement potentiel des nouvelles semences. Nous adoptons donc une approche globale et intégrée. L’objectif est de débloquer les conditions d’une grande agriculture», affirmait Tarik Choho lors du lancement d’OCP Africa.

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