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Tribune

Contraintes et attentes des immigres marocains au sujet de leur accompagnement dans la vieillesse

Le texte présenté ici n’est pas une simple écriture de circonstance, mais une déclinaison au plus près de difficultés, d’appréhensions et d’aspirations autour du vécu de vieillesse et de la gestion des derniers moments de la vie au sein de l’immigration. L’installation presque définitive des populations immigrées dans une mobilité qui n’est pas que géographique, mais qui est à apprécier dans ses dimensions/ aspirations ou pratiques culturelles, sociales et religieuses donne aux parcours migratoires des ressortissants marocains dans l’immigration une autre étendue.

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Par constats divers comme par une espérance toujours renouvelée et somme toute par honnêteté intellectuelle, nous ne pouvons plus soutenir que le Maroc n’est concerné que par l’apport financier de ses immigrés. Les autres traits la vie courante et jusqu’aux thématiques sévères de la disqualification sociale ou de la précarité font l’objet d’un intérêt autant en termes de diagnostics de terrain et d’analyse qu’en termes de volonté d’accompagner les solutions à mettre en œuvre.

Aussi et au regard de la seule question de la vieillesse, nous aimerions insister sur certains aspects de cette problématique confrontés à des mesures réglementaires et administratives et dont les effets sur l’insertion en France ou au Maroc est porteuse de difficultés réelles. C’est le cas des immigrés âgés isolés qui continuent à séjourner en France sans avoir pu regrouper leur famille autour d’eux. Néanmoins cette situation sur laquelle on focalise facilement le regard et le propos est une vision partielle de cette réalité du vieillir dans l’immigration, tant ne tient-elle pas compte de la présence de longue date de familles entières regroupées dans l’immigration. La vieillesse au sein de l’immigration marocaine n’est pas réductible à la situation des seuls hommes isolés mais prend une part socialement variée dans le paysage gérontologique d’ensemble en France.

C’est à juste raison que nous réitérons l’importance de cette perception tant il est vrai encore que si les questions de la dépendance physique ou psychique et de l’entrée dans les établissements gériatriques ne concernent cette immigration que dans de rares occasions ou circonstances, c’est souvent en raison de cette présence familiale qui assure aux plus anciens et fragiles, une prise en charge en son sein.

C’est en sens également qu’une vigilance s’impose au-delà du seul accès ou recouvrement des droits sociaux légitimes afférents à la retraite. Ce sont aussi les conditions sociales, culturelles, sanitaires et d’insertion urbaine de ces populations qui exigent un examen constant en vue d’une optimisation de leur contenu ou d’une neutralisation des difficultés ou dysfonctionnements qu’elles contiennent.

Vieillir aujourd’hui c’est vivre longtemps, le plus longtemps possible. L’homme dans sa vanité illusoire de neutraliser la mort a certes réussi à en faire reculer l’échéance pour un gain d’années, en raison de l’amélioration des conditions de vie et des conditions de santé de l’humain. L’espérance de vie chez les plus âgés augmente et s’améliore de plus en plus dans le nord comme dans le sud et la question du vieillissement démographique n’est plus posée dans les seuls pays industrialisés.

Pour revenir à la migration et à la situation des vieux immigrés marocains comme d’autres du reste, la lecture de ce constat appelle quelques explications préliminaires au sujet de son contenu à l’évidence paradoxal.

En effet les images récurrentes que nous avons de l’immigration et de cette immigration pionnière en particulier parce qu’elle était forcément une immigration de travailleurs, portent sur l’usure prématurée, les risques réels d’un ensemble d’activités professionnelles ingrates et dangereuses, dans lesquelles se retrouvaient le plus souvent les travailleurs immigrés. En toute logique ceci est (devait être) précipitant et même annonciateur de parcours de vie brefs et en tout cas plus ou moins courts. Par conséquent, parler de vieillesse des immigrés est en soi une originalité qui vient apporter une autre vision de ces populations. En tout état de cause, ces vieux ont gagné des années, du moins ils les ont arrachées à cette vie de labeur intense (1).

Pour tout le monde aujourd’hui, ce gain est à la fois précieux parce qu’on vit plus longtemps mais il est aussi complexe parce qu’il faut constamment apporter un sens social, un contenu à cette vie vieillissante en tenant compte de paramètres, culturels, sociaux, identitaires ou religieux et même géographiques. Aussi, si vieillir aujourd’hui c’est s’éteindre doucement d’une «belle mort» ce n’est pas la mort de vieillesse qui interroge nos concitoyens marocains de l’immigration, mais le fait de penser cette mort en immigrés ; une mort étrangère et à l’étranger, loin du pays, avec ses colorations sociales multiples et de ses exigences éthiques et religieuses.

L’Islam fait débat en France et probablement en ce siècle plus que par le passé. Mais tous ces débats passionnés autour du fait religieux ne semblent concerner qu’un cercle d’initiés autour d’enjeux divers et peut-être sans commune mesure avec les attentes des petites gens. Les gens simples dont le premier souci consiste dans la possibilité qui leur est offerte ou non de pouvoir vivre leur religion, célébrer ses rites et réaliser ses rituels qu’il s’agisse de ceux qui concernent la vie ou ceux qui concernent la mort et son accompagnement.

N’est-il pas salutaire et même raisonnable d’en appeler plus qu’à un effort de tolérance, à un souci pédagogique et culturel ? Là où le besoin d’information et de savoir-faire se font sentir ; là où les gens avec leur identité, leurs convictions religieuses et leurs pratiques sont au contact de professionnels et d’opérateurs divers (travailleurs sociaux, médecins, soignants ou autres…) et surtout là où les aspirations se heurtent aux standards usuels tenant très peu compte de leurs souhaits. C’est par ailleurs dans ce vide culturel et religieux que s’engouffrent opportunément et sans scrupule tous les prédateurs du chagrin (2).

Tout ceci dénote les difficultés notables et notoires auxquelles les immigrés, leurs familles, la société d’accueil et le pays d’origine doivent apporter des réponses de plus en plus nécessaires. Mourir en France, mourir Musulman est pour certains un attachement viscéral à leur l’identité religieuse, s’exprimant ici à travers ce qu’il adviendra de leur corps, au beau milieu de leur vieillesse et de leur prise de conscience de leur mort proche ou probable en terre de France.

Jusqu’au milieu de la «déchéance sociale» c’est-à-dire la descente de certains dans le gouffre de la la marginalité ou la disqualification sociale, qui s’est abattue sur certains et même devant l’absence de toute pratique cultuelle franche ou connue chez d’autres, la même demande revient avec la même intensité, les mêmes craintes ou inquiétudes et la même espérance : demeurer musulman pour l’avoir été toute sa vie.

Autre paradoxe de cette immigration qui, quand bien même elle donnerait à voir manifestement dans les conduites des individus des signes tangibles de sa profonde pénétration par la vie de France, n’en révèle pas moins aussi combien l’individu atteint ou éprouvé dans ses retranchements les plus intimes ou mis devant une situation contenant un risque majeur, et la mort en est un, s’accroche à ses convictions les plus profondes parfois insoupçonnables.

S’éteindre en immigré et mourir chez les autres, reposer à jamais dans l’immigration ou ailleurs, n’en reste pas moins un instant chargé de difficultés au delà des stratégies sociales ou des solutions offertes ou mises en mouvement par les immigrés dans un tel moment.

Ce sont généralement des opérations très onéreuses et agrémentées de démarches interminables. On aurait aimé, disent souvent les gens que «notre pays d’origine porte aussi son attention sur notre mort, confirme que nous venons de quelque part et que nous comptons aussi pour lui» et ceci est un renvoi parfois plus à une présence ou un souci solidaire qu’à des aides matériels même lorsque celles-ci sont nécessaires (3).

Une autre lecture symbolique s’impose dans le décryptage de ces difficultés notoires. N’est-ce pas pénible, lorsque les pays d’origine n’autorisent le retour d’une dépouille sur leur territoire qu’au prix de parcours administratifs lourds et de moult autorisations préalables d’entrée sur leur territoire ? N’est-ce pas déroutant lorsqu’on apprend qu’une banale marchandise destinée à l’exportation bénéficié d’une tarification préférentielle de taxation d’assujettissement au fret et transport et que les dépouilles mortelles sont surtaxées ? Tout ceci également, confirmation éloquente de ce sentiment qui s’empare des gens en pareille circonstance : la ruine et le chagrin.

Dans tous les entretiens que j’ai réalisé durant des années, ressort cet étrange désir de ne pas mourir ailleurs que chez soi. Mais dans les faits, les familles se sont mises doucement, silencieusement, un peu «honteusement» aussi (4), à sacraliser des petits bouts de France pour y reposer «provisoirement» ou y faire reposer un proche.

Long. Très long sera encore, le chemin à parcourir pour le devenir d’une mémoire collective de l’immigration, tant les conditions indispensables à sa perpétuation ne sont nullement réunies encore, notamment par l’appropriation du sol de France. Une appropriation qui opérerait comme sa sacralisation aux yeux des gens et aux yeux de leurs familles, même si tout cela n’est aucunement dépourvu de difficultés évidentes dans sa mise en conformité avec les règles de la religion musulmane.

Ces indications donnent aussi la mesure de la nécessité et de la singularité d'un lieu spécifique de sépulture en France. Or, il s’agit là aux yeux de la législation française d’un acte contraire à la réglementation en cours au sujet des cimetières et de leur organisation. Une curiosité historique néanmoins vigilante laisse tout de même voir dans l’histoire de France qu’il a été réalisé en direction de l’Islam et des Musulmans dans un laps de temps bref, certes très particulier et très éprouvant parce que c’était le temps de la guerre, plus d’avancées par générosité et par reconnaissance envers les Musulmans engagés dans ces conflits, qu’en un siècle de migration économique.

Comme si ces autres combattants de l’après guerre et tout ce qu’ils ont contribué aussi à faire de la France ne comptait pas ou peu. Les immigrés et ces vieux, entre autres, sont encore tiraillés entre une soif symbolique et permanente de la terre d'origine et des conditions non conformes, tant à leurs aspirations qu’aux exigences de leur religion.

A ces considérations éthiques qui font débat, viennent s’ajouter des problèmes beaucoup plus précis qui portent sur des savoir-faire à déployer lorsque la mort survient et dans l’accompagnement d’un musulman en fin de vie. Une réalité/difficulté qui se pose particulièrement dans les établissements d’hospitalisation et que nous avons suivie de près dans les institutions gériatriques et gérontologiques en France pour en mesurer le déficit chronique et ailleurs pour en apprécier les contenus et les facilités qu’elle apporte.

Dans l’univers hospitalier, nous avions l’habitude d’aborder facilement le poids ou la place des interdits alimentaires attenants à des confessions religieuses probablement par l’impact social et qui n’est aussi qu’une transposition dans l’espace hospitalier de pratiques alimentaires courantes dans la vie de nos concitoyens. Il va sans dire que cet intérêt est très apprécié par les usagers et sa pratique se généralise de plus en plus tant en direction des musulmans que pour les autres confessions. Néanmoins la relation de soins ce sont aussi ces gestes requis aux ultimes moments de la vie, de telle sorte qu’un geste simple et usuel comme la toilette, revêt un caractère particulier, identitaire même et se voit doté de règles de réalisation précises, investies d’une symbolique culturelle ou religieuse. Il en est de même du caractère d’urgence que revêt la préparation d’un mort musulman et de son enterrement qui se retrouvent ici conditionnés, soit par la présence de personnes qualifiées pour ce faire, soit par des contraintes d’organisation, de sorte que rarement les gens peuvent être enterrés le jour même ou même le surlendemain. Ces délais prennent des lenteurs plus détestables et plus insupportables encore lorsqu’il s’agit d’un transfert d’une dépouille mortelle vers le pays d’origine.

L'homme est privé de sa mort : il meurt seul, à l'hospice ou à l'hôpital, sans préparation, s'il existe des manuels de comportements sexuels, il n'y en a pas qui concerne l'art de bien mourir; les funérailles et les rites du deuil sont escamotés ; les cadavres se font encombrants, disait Louis Vincent Thomas (5).

C’est à ces préoccupations que nous avons voulu nous consacrer depuis plusieurs années par l’introduction de ces thématiques dans les formations des soignants, préférant le caractère pédagogique et sensibilisant dans la maîtrise de ces savoir-faire indispensables ou tout au moins leur organisation au besoin par les soignants dans un univers hospitalier complexe par ses propres règles et par ses habitudes.

Enfin, la mort dans l’immigration demeure donc un problème complexe à analyser en raison de l’imbrication de facteurs variés qui tiennent de la législation, du savoir-faire culturel, des pratiques mortuaires ou funéraires d’usage en France et des ressources des défunts également. Mais il serait très utile aussi de savoir ce que seront, demain, les attitudes des plus jeunes, moins tiraillés probablement entre une terre natale et une terre d‘accueil, mais aussi fidèles que leurs parents à leur identité.

Notes :

(1) : Il est à regretter encore la rareté ou le peu de travaux et donc d’intérêt scientifique spécifique à certains aspects comme l’espérance de vie ou l’allongement de la vie chez les immigrés et aux questions de la santé plus globalement.

(2) : Les prédateurs du chagrin qui sous couvert d’allégement des démarches ou de modernité dans la gestion de la mort, ont installé définitivement celle-ci dans une exagération mercantile, rituels et accessoires compris. On peut aujourd’hui en France faire du «lèche vitrine» pour choisir un article/accessoire funéraire dit musulman sans réprobation et sans scandaliser personne, au nom de la liberté mais aux antipodes de nos usages et de nos habitudes culturelles et religieuses et certainement aux antipodes de ce qui est requis ou exigible des Musulmans dans ces circonstances.

(3) : Au fond, il s’agit d’une réclamation qui s’apparente plus à un besoin d’une présence chaleureuse dans la détresse et celle-ci en particulier parce que survenue au loin.

(4) : A dire juste, il s’agit plus d’un sentiment de culpabilité au sujet de l’inscription des gens dans cette option d’avoir une sépulture ailleurs loin du pays et de la terre natale.

(5) : Anthropologie de la mort. Editions Payot, 1975, p.8

Visiter le site de l'auteur: http://www.gerontologie-migration.fr

Tribune

Omar Samaoli
Gérontologue et docteur en anthropologie
Directeur de l'Observatoire Gérontologique des Migrations en France
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