Les romanciers Zineb Mekouar et Kebir Mustapha Ammi ont proposé une lecture croisée du roman «Les Boucs» de Driss Chraïbi (1926-2007), mardi, lors d’une rencontre en hommage à l’auteur défunt. Au Salon international de l’édition et du livre (SIEL 2025), tenu à Rabat du 18 au 27 avril, cette rencontre a été marquée également par les interventions de l’universitaire Kacem Basfao, de la veuve du défunt, Sheena Chraïbi, du président du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), Driss El Yazami, ainsi que de plusieurs écrivains. Un moment de partage qui a mis en avant un texte fondateur et intemporel sur l’immigration marocaine et maghrébine en France.
Paru en 1955, l’ouvrage constitue en effet un tournant dans la littérature maghrébine d’expression française et demeure l’un des opus les plus marquants de l’œuvre de Driss Chraïbi. Plus qu’un hommage, la commémoration des soixante-dix ans de la parution du roman est voulue par le ministère de la Jeunesse, de la culture et de la communication et par le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME) comme un moment clé, pour rendre l’œuvre de l’écrivain accessible à toutes les générations, des plus jeunes à ceux qui l’ont connu.
Dans ce sens, l’autrice Zineb Mekouar a salué l’œuvre de Driss Chraïbi comme étant d’une actualité criante, en termes d’écriture et de thématiques questionnant le rapport à l’autre, notamment en Europe et en France. «Pour moi, Les Boucs est un chef-d’œuvre au niveau de la littérature internationale. Aujourd’hui encore, il y a cette marginalisation de l’altérité et une manière de parler pour l’autre, au nom de l’autre, comme si on le connaissait mieux que lui-même et cet ouvrage y répond de plusieurs manières», a déclaré l’écrivaine.
«Cette assignation à résidence avec ces récits médiatiques ou politiques est extrêmement dangereuse et elle nous interroge. Dans le monde actuel, Driss Chraïbi a été donc à l’avant-garde en répondant à ce besoin criant de contre-récits par l’écriture, pour porter sa voix et donc devenir acteur de son espace et pas quelque part objet passif d’un fantasme de l’orientalisme.»
Célébrer Driss Chraïbi au SIEL et au-delà
Dans le même sens, Driss El Yazami a rappelé que cet ouvrage était l’un des plus grands romans écrits en français sur l’immigration, replacé dans le contexte de son époque, entre guerre d’Algérie, racisme anti-maghrébin virulent et contrôle socio-politique. Il aura pourtant fallu attendre 2021 pour qu’il soit traduit en arabe. Par ailleurs, le président du CCME a mis en avant l’opus pour son importance en tant que contribution culturelle des Marocains du monde.
Zineb Mekouar, Kacem Basfao et Kebir Mustapha Ammi / Ph. CCME
Dans le stand commun du ministère et du CCME au SIEL, un espace d’exposition est d’ailleurs consacré à Driss Chraïbi. Son initiateur, Kacem Basfao, inscrit cette installation dans une approche inclusive, avec une certaine idée prônant la littérature pour tous. «Tout en rassemblant proches et intellectuels, un hommage posthume doit permettre de faire connaître un auteur à ceux qui ne le connaissent pas encore. Je trouve que c’est ce qui a manqué à certains hommages rendus jusque-là à nos grands auteurs comme Fatema Mernissi», a-t-il déclaré à Yabiladi, à l’issue de l’hommage rendu au défunt.
«La place des amis et de la famille de ces personnalités dans ces rencontres sont centrales et je trouve salutaire d’y joindre également des universitaires, d’autres écrivains et des intellectuels. Mais garder en vie cette postérité, il est nécessaire de trouver la manière appropriée de s’adresser à d’autres publics, au-delà de l’aspect qui s’apparenterait presque à prêcher un convaincu, le temps d’une conférence», nous dit-il.
«C’est pour cela que nous avons créé l’espace Driss Chraïbi comme une extension du stand commun du ministère de la Culture et le CCME, afin d’attirer les plus jeunes et initier ceux qui ne connaissent pas encore l’auteur. Cet espace a d’ailleurs un grand succès auprès des scolaires, des lycéens et des étudiants en début de parcours et qui découvrent des textes, des photos et des éléments fondateurs dans l’œuvre de Driss Chraïbi, dans un format qui leur est accessible et qui leur permet même de cultiver leur curiosité, prolonger la recherche et pourquoi pas chercher à lire ses œuvres.»
Sheena Chraïbi dans l'espace hommage de Driss Chraïbi au SIEL 2025 / Ph. CCME
Pour le chercheur, «c’est tout l’intérêt non seulement de cet espace, mais aussi de cet hommage que voulu inclusif, ouvert à toutes et tous, à l’image de Driss Chraïbi qui a toujours été au plus près de sa société et qui a dépeint celle-ci dans ses écrits, de manière très avancée sur son temps qui nous semble plus que jamais d’actualité, y compris dans son roman Les Boucs, qui traite de l’immigration maghrébine en France, mais aussi de racisme et de violence à tous les niveaux».
En effet, Driss Chraïbi «n’est pas un auteur inaccessible», affirment les organisateurs, dont le souhait à travers cette série d’activités ouvertes est «de permettre à tout le monde, mais surtout les jeunes, de ne pas se sentir intimidés du nom d’un auteur et d’aller vers son œuvre qui propose une ouverture intellectuelle importante au développement de soi, au-delà du parcours scolaire ou universitaire conventionnel».
Le centenaire de Driss Chraïbi d’ici 2026
Lors de ce SIEL qui célèbre justement les auteurs MRE, le temps été ainsi de rendre à Driss Chraïbi ses lettres de noblesse, d’autant que cette année marque l’initiative lancée cette année par le ministère de la Culture, pour traduire les œuvres des Marocains du monde vers l’arabe et préserver cet héritage littéraire.
Projection de «Conversations avec Driss Chraïbi» d’Ahmed El Maanouni / Ph. CCME
Pour prolonger les hommages, une projection s’est tenue le même jour à l’initiative du CCME, au cinéma La Renaissance dans le cadre de la rétrospective des films pionniers du cinéma marocain sur l’émigration et l’immigration. Les cinéphiles ont pu découvrir le documentaire «Conversations avec Driss Chraïbi» (2007) d’Ahmed El Maanouni, suivi des interventions de de Sheena Chraïbi et de Kacem Basfao.
L’occasion est également de donner le ton, en amont du centenaire de la naissance de l’auteur, d’ici 2026. A ce titre, Driss El Yazami a promis que cet événement d’envergure serait un rendez-vous avec l’ensemble de l’œuvre de Driss Chraïbi. L’idée sera de revisiter ses archives, explorer son œuvre dans des colloques et à travers des lectures, mais aussi d’éclairer sur son apport dans les débats sur l’identité, l’exil et la mémoire.