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Interview  

«Meqbouline» : Izza Génini documente le passé et la renaissance de Toumliline [Interview]

«Meqbouline, les hôtes de Toumliline» est le documentaire de la réalisatrice marocaine Izza Génini, qui reconstitue la renaissance de l’ancien monastère bénédictin de la région d’Azrou. Fruit d’une rencontre avec la Fondation mémoires pour l’avenir, cet opus remonte à la naissance du lieu, pour donner la parole aux témoins de son âge d’or. Loin d’être une œuvre nostalgique, il montre l’apogée puis l’abandon de ce monument, mais aussi et surtout sa nouvelle vie. Une chronologie riche en enseignements sur la diversité, en tant que spécificité socio-culturelle au Maroc.

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Archive de Toumliline
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En 1952, 23 moines bénédictins originaires de l’Abbaye d’En-Calcat (Toulouse) ont élu domicile à Toumliline. Sur ces hauteurs d’Azrou, le monastère voit le jour entre la fin du Protectorat français et le début de l’Indépendance du Maroc (1956). Plus qu’un repère religieux, le lieu a rapidement eu une vocation sociale locale et une symbolique intellectuelle internationale importante. Dispensaire, internat, espace de soutien scolaire ou d’activités agricoles, salle de lecture et bibliothèque… Cette infrastructure aura rassemblé riverains, enfants et jeunes issus de diverses régions du pays, jusqu’en 1968.

Toumliline a également abrité les Rencontres internationales éponymes, créées par le soutien du roi Mohammed V de son gouvernement. Mais à la fermeture du monastère, des murs et des personnes sont tombés dans l’oubli. A partir 2015, la Fondation mémoire pour l’avenir s’est donnée pour mission de faire renaître cet espace et sa mémoire. Dix ans plus tard, la réalisatrice franco-marocaine Izza Génini a fait de son documentaire «Meqbouline, les hôtes de Toumliline» un récit imagé de ces transformations.

Dans cet opus, la documentariste regroupe photos, documents, pièces sonores, extraits anciens et témoignages vivants autour de ce repère séculaire. Par la même occasion, elle propose une réflexion historique et sociale sur les spiritualités au Maroc, entre judaïsme, islam et christianisme, mettant en avant des altérités au sein desquelles les moines ont été acceptés. Désormais, l’ancien monastère est amené à devenir un lieu de mémoire.

Votre film suit la chronologie de la nouvelle vie de Toumliline. On voit le bâtiment en ruine, le début des travaux, puis la réouverture. En combien d’étapes avez-vous réalisé ce documentaire ?

Avant de répondre à cette question, je dois vous informer que ces différentes étapes de l’évolution des travaux étaient déjà en cours, lorsque la Fondation Mémoires pour l’avenir, présidée par Madame Lamia Radi, s’est engagée dans le projet de nettoyer les lieux, puis de trouver les moyens de les restaurer.

La Fondation a eu la bonne idée de documenter toutes ces étapes. Lorsque j’ai commencé à travailler sur le film, on m’a fourni toute une documentation, faite de photos et de vidéos sur les différentes étapes. Ensuite, je me suis engagée dans la réalisation.

Avez-vous eu vous-même un souvenir personnel avec l’ancienne vie de Toumliline ?

J’ignorais totalement l’existence de ce monastère. J’en ai entendu parler pour la première fois, justement à travers Madame Radi, que j’ai rencontrée à Essaouira en 2019, à l’occasion d’une table ronde portant sur Toumiline. Elle me connaissait déjà à travers mes films et c’est ainsi qu’elle me fait part du projet de ce documentaire.

Entre-temps arrivent les années Covid, 2020, 2021, et en 2022, de nouveau, Lamia Radi me relance sur son intention de réaliser un film, parmi les autres actions prévues pour la restauration, la reconstruction du lieu.

Il s’agit de relier mémoire et avenir, c’est-à-dire préserver ce qu’a été la présence de ces moines dans cette région de Toumiline, entre 1952 et 1968, une expérience à la fois humaine, spirituelle, sociale, intellectuelle extrêmement marquante et même bien reconnue, avec le souci de transmettre et de préserver ce fameux esprit à ceux qui ne connaissaient pas cet épisode, comme moi-même d’ailleurs.

J’ignorais totalement cette histoire et j’ai vu qu’à travers les jeunes générations, il y a tout un travail également engagé auprès des guides de la région et dans l’éducation nationale. A partir de ce moment-là, nous sommes passés à des phases plus engagées dans l’écriture d’un scénario, puis à la réalisation proprement dite.

Lamia RadiLamia Radi

La réouverture de Toumiline est un projet qui a réuni toutes les confessions, comme l’a été la première édification de ce lieu. Pensez-vous que cela dénote d’une tradition joignant nationalisme et vivre-ensemble ancrée au Maroc, mais qui a été oubliée, car peu documentée ?

Mon âge avancé me permet d’avoir été témoin d’une coexistence entre des voisinages très différents, non seulement en termes de religions, mais aussi de différentes classes sociales, de niveaux de vie, cette mixité se vivait naturellement à l’échelle d’un immeuble, d’une rue ou d’un quartier…

J’habite à Paris depuis des années, j’ai à chaque fois un pincement au cœur devant les portes fermées. Au Maroc, nous avons vécu avec les portes ouvertes du matin au soir, que l’on ne fermait que pour aller se coucher.

J’ai vécu donc cet échange permanent et respectueux, surtout. Je peux dire que cela fait partie vraiment du Maroc. A partir du départ de ces communautés, qu’elles soient françaises ou juives, suite à des épisodes historiques, il y a eu un silence, comme Lamia Radi dit dans ce film.

Cela ne veut pas dire que nos caractéristiques sont oubliées ou inexistantes car malgré ce silence, il y a aujourd’hui des occasions de raviver ces aspects chaleureux. Je crois profondément que c’est une valeur fondamentale au Maroc, ayant trait à l’hospitalité. C’est cet angle-là qui m’a inspiré la réalisation du film.

Il ne s’agit pas simplement de raconter l’histoire – très belle – des moines. Le souci est surtout d’essayer de comprendre en quoi elle nous révèle à la fois nous-mêmes, en tant que Marocains et ce qu’elle révèle du pays.

La chapelle de Toumliline à Azrou / Ph. Nicolas MichelLa chapelle de Toumliline à Azrou / Ph. Nicolas Michel

C’est dans cet esprit que j’ai choisi «Meqbouline» comme titre. Cette expression pleine de sens ramène au mot hôte, celui qui reçoit et celui qui est reçu. Il se trouve précisément que la devise et la règle des moines bénédictins sont essentiellement vouées à l’hospitalité : «j’ai été votre hôte et vous m’avez reçu».

«Meqbouline», c’est-à-dire acceptés mutuellement, dans le respect de chacun avec un sens très aigu de la notion de l’altérité, de l’autre. C’est une réalité vraiment prégnante au Maroc.

Lorsqu’on parle de films, on parle d’images et de personnages, mais aussi de musique. Quel est le travail de documentation que vous avez dû faire pour la piste sonore de ce documentaire ?

Vous savez, je ne suis ni chercheuse, ni historienne. Je me laisse plutôt inspirer par une émotion ou par un sentiment. La musique, comme vous le savez peut-être à travers mes films, a une place très importante. Je suis très réceptive à l’atmosphère qu’un son peut créer.

On a tendance à penser que le cinéma c’est l’image avant tout. Mais j’ai pu constater à travers mes diverses expériences que la musique, ou même des fois la parole, donne la véritable âme à une image ou à une séquence. Il y a eu une part de documentation, parce que je ne suis pas une spécialiste des chants grégoriens par exemple, sur lesquels il m’a fallu me renseigner.

Nous tournons dans une région amazighe près d’Azrou, donc il m’a fallu aussi trouver des sons pour certains décors et aux situations. C’est ainsi que j’ai eu la chance de trouver le beau poème en amazigh dit par Youssef Aït El Hajj, ainsi que El Utar de Saïd Bounadem.

Pour ce qui est de la chanson de Nass El Ghiwane «Ma hemmouni…», ce chant s’est imposé à mon esprit pour accompagner les travaux de restauration du monastère.

Vous faites en effet un clin-d’œil à Nass El Ghiwane, précédemment mis en avant dans «Transes» (Ahmed El Maanouni, 1981), que vous avez produit et qui a été le premier film choisi et présenté par Martin Scorsese pour inaugurer la World Cinema Foundation à Cannes en 2007. Trouvez-vous une dimension spirituelle et intemporelle à l’œuvre de cette formation intergénérationnelle ?

Je trouve que la dimension spirituelle chez Nass El Ghiwane est évidente. Elle n’est peut-être pas au premier degré comme une conférence religieuse, mais le répertoire du groupe, son chant et son rythme manifestent cette influence-là. Ses musiciens sont imprégnés de cette culture.

C’est la raison pour laquelle ils ont tant de succès, qu’il y a eu une telle identification du public à travers les générations. Ils captent par leur talent, par leur chant, par leur poème. Ils captent cette âme marocaine qui résonne chez chacun de leurs admirateurs.

La notoriété de Nass El Ghiwane et leur qualité artistique trouve son écho même au-delà du public marocain et effectivement, Martin Scorsese, dont on connaît les exigences à la fois musicale et cinématographique, ne s’y est pas trompé.

Cela dure depuis 1981, parce que Martin Scorsese a découvert le film El Hal sur Nass El Ghiwane au festival de New York, où le film avait été sélectionné et, par un concours de circonstances heureux. Il a été projeté au premier câble TV de l’époque et c’est ainsi que Scorsese l’a découvert par hasard. On connaît la suite.

Toumliline est connu pour avoir accueilli riverains et enfants, dont beaucoup se sont fait connaître dans le monde politique au Maroc. On les voit peu, dans les témoignages. Est-ce un parti pris de donner la parole à d’autres personnes moins connues, mais qui ont été au plus près de cette expérience ?

Je n’ai pas de parti pris autre que celui de satisfaire l’intention à la base du projet : à savoir saisir ce que cette aventure humaine nous dit des valeurs et de l’âme marocaine. Mais il peut y avoir tant de films faits ou à faire autour de Toumliline.

La plupart des documents qui figurent dans ce documentaire m’ont été fournis par la Fondation qui a envoyé sur place des sociologues, des journalistes, interviewer les vieux témoins de cette aventure. Pour ma part, j’ai eu à me familiariser avec toute cette matière première, sachant que l’on ne peut pas tout dire dans un seul film. Je suis convaincue qu’il y en aurait des choses à dire sur Toumliline, beaucoup de films à faire encore. J’espère qu’ils se réaliseront.

Je pense notamment à Hamid Driouch, qui a réalisé «Les cloches de Toumliline» avec une autre vision. Le réalisateur a eu la chance de rencontrer des moines du monastère encore en vie, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

A mon sens, il existe mille manières d’aborder cette histoire. Il y a aussi ce que chacun des témoins pourrait dire de sa propre histoire. J’ai fait du mieux que j’ai pu, avec ce dont je disposais.

Hamid Derrouich en entretien avec le père Gilbert, un des premiers moines du monastère / Ph. Nicolas MichelHamid Derrouich en entretien avec le père Gilbert, un des premiers moines du monastère / Ph. Nicolas Michel

De plus en plus de réalisateurs décident de célébrer la sortie de leurs films, de manière très marquée au Maroc. Nous avons assisté à l’avant-première mondiale du documentaire de Simone Bitton sur Edmond Amran Elmaleh au FIFM 2024. Le documentaire de Asmae El Moudir a eu également un franc succès. D’autres films marocains de coproduction étrangère sortent pratiquement à la même période que dans d’autres pays.

Pensez-vous qu’il y a un regain d’intérêt pour la pratique du cinéma et le fait de se rendre en salle au Maroc, pour découvrir notamment des documentaires de qualité cinématographique ?

Le documentaire a sa propre histoire. Lorsque je me suis lancée dans la production et de la distribution de films, même quand il s’agissait d’un documentaire comme c’était le cas de «Transes», la structure professionnelle et légale appartenaient monde du cinéma destiné aux grands écrans. Le monde du documentaire et celui du septième art, de la fiction, étaient séparés.

Progressivement, à travers les festivals et les campagnes de communications, il y a eu ce qu’on appelle la distribution non-commerciale, culturelle. Le documentaire a pris de plus en plus de place, au point qu’aujourd’hui, la distinction entre ces deux domaines ne se fait plus. Il y a des documentaires destinés aux salles de cinéma. En France, une manifestation leur est dédiée au cours du mois de novembre : «le documentaire sur grand écran».

Cette frontière entre cinéma et documentaire s’estompe de plus en plus. Lorsque j’ai commencé à en faire au Maroc, c’était encore très nouveau. Il m’est arrivé de rencontrer des gens qui disent du documentaire que ce n’est que du reportage. Non, ce que l’on appelle le documentaire de création, c’est un processus créatif qui suppose un auteur, une écriture, un regard cinématographique qui puise à la fois dans la réalité et dans l’imaginaire.

C’est avec joie que je constate que c’est un domaine qui évolue de mieux en mieux et de plus en plus au Maroc. Il y a de plus de possibilités de voir des documentaires ici, comme il y a beaucoup plus de festivals, il y a plus d’écrans, de réseaux, d’écoles où l’on enseigne le documentaire et il y a Internet aussi. Je trouve donc que le documentaire prend ses marques d’un point de vue professionnel, et même de recherche universitaire au Maroc, où la matière est tellement riche et variée.

Il faut surtout garder en tête que le documentaire se valorise avec le temps. C’est ce que je constate en ce moment. Lorsque j’ai fait mes films, il y a des années, j’avais l’impression que c’était un caprice personnel. Mais aujourd’hui, ils font valeur de patrimoine. C’est très gratifiant.

Votre film sera montré prochainement au Maroc et à l’étranger ?

Nous l’espérons bien, puisque le film est fait pour ça. Il a déjà été présenté pour la première fois le 26 mars, à Toulouse, par l’association Karavan au Centre culturel de la diversité et de la laïcité. Le lendemain, nous l’avons montré directement aux moines de l’Abbaye d’En-Calcat, d’où sont partis les moines dans les années 1950. Cette expérience a été très émouvante pour moi, et je pense également pour eux, puisqu’ils ont découvert cette part de leur propre histoire, avec des évocations de ces vieux moines qui ont tant fait. C’était très touchant.

Izza GéniniIzza Génini

Ensuite, l’Université Al Akhawayn a souhaité me rendre hommage, dans le cadre de son septième festival du film du court-métrage. Cela a coïncidé miraculeusement avec la sortie du film et nous avons donc saisi cette occasion pour le présenter au Maroc, en présence de ces vieux témoins.

Ils étaient là à la projection, c’était formidable, dans un cadre intimiste et tout aussi émouvant. Jeudi 17 avril, il y aura une projection à l’Institut français de Marrakech et le 22 avril, nous serons à Essaouira. Le documentaire vivra ensuite sa vie, comme bien d’autres films.

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