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Interview

Maroc : «Influenceurs» derrière les barreaux, entre diffamation et absence de réglementation [Interview]

Au Maroc, les créateurs de contenu ont été nombreux à faire l'objet de récentes arrestations, enquêtes ou condamnations, pour diffamation et non-éthique dans leurs pratiques en ligne. Expert en communication digitale, Marouane Harmach analyse l'ampleur du phénomène touchant les «influenceurs». Il plaide pour un cadre réglementé pour relever les défis juridiques, éthiques et sociétaux de la question, tout en préservant la liberté d'expression.

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Au Maroc, les informations sur l'arrestation ou le procès de créateurs de contenu sont devenues de plus en plus fréquentes. En deux semaines, la YouTubeuse et mère de trois enfants, Aicha Sraidi, connue sous le nom de «Houyam Star», a été placée en détention provisoire, tandis que Reda Bouzidi, dit «Weld Chinwya», a été condamné à trois ans de prison.

Il y a quelques semaines, le streamer Ilyass El Malki a été condamné à quatre mois de prison, pour exhibition indécente. Il a été acquitté pour des accusations antérieures liées à l'incitation à la haine et à la discrimination, pointées initialement par des associations amazighes. Sélectionné pour représenter le Maroc dans la Kings League —une ligue de football à sept à Barcelone— le concerné a déjà purgé une peine de prison pour avoir agressé un autre YouTuber, dans une vidéo diffusée en ligne.

De nombreux autres YouTubers marocains ont été poursuivis pour contenu diffamatoire partagé sur les plateformes. Ces incidents sont-ils de simples dérapages ou des actions délibérées permettant à leurs auteurs d'attirer toujours plus d'abonnés et d'annonceurs sur leurs chaînes ?

Expert en communication digitale, Marouane Harmach analyse auprès de Yabiladi les raisons derrière la prolifération de ce type de contenu sur les réseaux sociaux au Maroc.

Quelle est la situation actuelle de la création de contenu, vue par certains comme dominée par des messages diffamatoires et non-éthiques ?

Les réseaux sociaux ont évolué du simple outil de communication aux plateformes lucratives. Tout a commencé par le simple fait de trouver une idée, d'être créatif et de produire du contenu qui fait sens auprès d'une base d'abonnés.

Les plateformes de réseaux sociaux dépendent des publicités pour générer des revenus. Les annonces permettent aux marques d'attirer plus d'engagement des utilisateurs. En retour, ces plateformes partagent une partie de ces revenus avec les créateurs de contenu, ce qui encourage ces derniers à produire toujours plus.

Les choses ont évolué, au point de faire émerger une forme de concurrence entre les plateformes, concernant les paiements des créateurs de contenu. Le dernier acteur dans cette tendance, TikTok, a simplifié le processus, le rendant plus attrayant pour ses utilisateurs.

Au début, les contenus se sont distingués par une certaine qualité, attirant les créateurs à produire davantage. Mais au fur et à mesure que la base de ces derniers s'est élargie, la qualité du contenu a nettement baissé. Même le public consommant ce contenu partage la responsabilité de ces tendances.

Par exemple, le comportement, le discours et les actions de certains influenceurs sont inacceptables, au regard des normes sociétales. Malheureusement, ces profils ont monopolisé la scène des influenceurs au Maroc, n'offrant que peu de valeur ou de contenu significatif.

Qu'est-ce qui alimente la popularité de ce contenu de plus en plus diffamatoire et de mauvaise qualité ?

Un autre problème est celui des algorithmes des réseaux sociaux, qui ne sont pas particulièrement intelligents. Il ne procèdent ni à l'évaluation, ni à l'analyse qualitative du contenu. Ils privilégient plutôt les partages et la portée des publications. Quelque chose de choquant entraîne donc souvent plus d'engagement, même avec des réactions négatives.

Cela a ouvert la voie à un nouveau type d'annonceur —ceux qui n'étaient auparavant pas en mesure de se permettre des plateformes publicitaires traditionnelles ou qui étaient limités à des méthodes comme la distribution de flyers et d'autocollants. Ces annonceurs, tels que les organisateurs de mariages, les vendeurs de produits importés et les coiffeurs, trouvent chez ce type d'influenceurs un moyen efficace d'atteindre leur public cible.

Contrairement aux grandes institutions ou entreprises, ces annonceurs n'imposent pas de normes strictes pour leur marketing. En conséquence, les influenceurs y ont trouvé une manne financière, privilégiant souvent la célébrité aux considérations éthiques ou à la qualité des produits.

Certains influenceurs ont même introduit des produits et mêmes des habitudes jusque-là inconnus de la société marocaine, comme le «lehssa» (un produit de prise de poids). Faute de réglementation, ces contenus pullulent sans contrôle. Il faut savoir également que cette problématique fait débat au Maroc et ailleurs, avec des tendances similaires dans le monde entier.

Les influenceurs ne sont-ils pas conscients des effets juridiques de la publication d'un contenu diffamatoire, ou est-ce une tendance en soi ?

Selon un dicton, «ceux qui pensent pouvoir s'en sortir feront de mauvaises choses». Lorsque les gens ignorent les conséquences de leurs actions, ils franchissent souvent des limites éthiques ou légales.

Ces individus n'ont souvent pas assez de conscience des implications de leurs comportements. Certains y voient un risque calculé : gagner 50 000 ou 100 000 dirhams par mois est une opportunité à court terme pour maximiser les gains. Même s'ils sont condamnés à une amende ou à la prison, certains croient qu'ils en sortiront plus populaires qu'avant.

Quel est votre avis sur la réponse de l'État à ce type de contenu ?

La réponse de l'État aux problèmes liés aux usages d'Internet est encore en évolution. Historiquement, le Maroc s'est concentré sur le traitement du contenu qui constitue une menace à la sécurité nationale, ou qui franchit des lignes rouges politiques, comme parmi les créateurs de contenu liés à l'activisme ou à la défense des droits humains. Mais les choses ont changé, maintenant que des acteurs politiques, des ministres, des députés et des chefs de partis reconnaissent le tort causé par le contenu diffamatoire en ligne. Cet intérêt croissant vise à protéger les individus et la société.

Certains créateurs de contenu font maintenant face à des accusations graves, telles que la traite des êtres humains, les discours de haine, ou la diffamation à l'égard du chef de l'État. Cela souligne le besoin pressant pour l'État de traiter le contenu qui menace la sécurité publique et nationale. Il semble y avoir une prise de conscience croissante, au niveau étatique, sur l'importance de réglementer les violations en ligne.

Pour résoudre ce problème, je crois que l'État doit réglementer le secteur de manière similaire à d'autres industries, avec des normes claires, des lois et des mécanismes d'application.

Le Maroc ne devrait-il pas déjà avoir des lois régissant les réseaux sociaux et la création de contenu ? Y a-t-il un retard sur ce plan ?

Le Maroc a traditionnellement adopté une approche positive envers Internet, évitant la censure sauf dans de rares cas. Cette ouverture doit être préservée. Pour autant, il est crucial d'ouvrir un débat national sur la régulation des violations sur les réseaux sociaux.

En tant que Marocains, nous devons nous accorder sur un cadre général pour gérer ce secteur en constante expansion. Un cadre éthique, structuré pour le contenu des réseaux sociaux est essentiel, en concertation nationale avec des experts, des chercheurs et les différentes parties prenantes. L'idée doit être d'établir des normes communes pour le comportement en ligne.

Une fois ces principes établis, des lois appropriées peuvent être rédigées. Il est également important de noter que le cadre juridique devrait distinguer entre les éditeurs professionnels, comme dans le journalisme, et les utilisateurs occasionnels des réseaux sociaux.

Se précipiter dans la législation sans dialogue préalable risque de produire des lois liberticides ou qui encouragent les abus. Un dialogue réfléchi et inclusif—mené par l'État mais impliquant des ONG de défense des droits humains, des organisations de jeunesse et des acteurs économiques—est essentiel pour un processus de réglementation efficace dans ce secteur en pleine évolution.

Article modifié le 13/12/2024 à 17h30

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