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Interview

Assises des ICC : Bouchera Azzouz sur la piste du crowdfunding dans les industries créatives [Interview]

Intervenante dans le cadre des deuxièmes Assises des industries culturelles et créatives (ICC), les 2 et 3 octobre 2024 à Rabat, la réalisatrice et documentariste Bouchera Azzouz a abordé la thématique des financements du processus créatif. Membre du conseil d’administration de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en France, l’autrice révèle à Yabiladi les premières lignes de son prochain film. En amont, elle a capitalisé en partie sur le crowdfunding comme solution innovante, pour appuyer une démarche à la croisée de l’approche artistique et de la recherche.

Publié
Bouchera Azzouz
Temps de lecture: 7'

Vous êtes intervenue dans le cadre de la deuxième édition des Assises des industries culturelles et créatives en abordant la question des financements innovants pour libérer le potentiel des ICC, soutenir les talents et les entreprises des secteurs créatifs. Qu’en est-il de vos créations, dans cette configuration ?

Tout d’abord je voudrai dire à quel point intervenir aux assises des ICC, en tant que femme réalisatrice, franco-marocaine, est un honneur. Aussi, je remercie Mme Neila Tazi, présidente de la FICC, soucieuse de porter avec beaucoup de conviction, et de détermination, la mobilisation des acteurs publics et privés pour faire éclore le potentiel des ICC, au Maroc. L’enjeu est majeur, car il s’agit d’offrir à la jeunesse marocaine, talentueuse, créative et ambitieuse, les moyens matériels, juridiques, et financiers, pour investir pleinement ce secteur, porteur d’une dynamique économique, capable de faire rayonner le Maroc dans un monde en profonde mutation.

En ce qui me concerne, je suis intervenue sur le panel 2 afin de partager mon expérience de levée de fonds participatifs, pour financer une partie de l’écriture de mon prochain long-métrage, «Rahma et Abraham», un film de mémoire, que je vais tourner à Berkane et sa région. Après avoir réalisé quatre documentaires pour France Télévisions, «Nos mères Nos Daronnes», «On nous appelait Beurettes», «Meufs de (LA) Cité» et «Algériennes en France : l’Héritage», j’ai, en effet, opéré ce tournant vers la fiction. Pour cela, j’ai fait appel à une campagne de crowdfunding (levée de fonds participatifs), via la plateforme KissKissBankBank.

Ce fut un travail intense, auprès de mon réseau. Au bout de quatre mois, j’ai atteint l’objectif de 20 000€ initialement fixé. Ce fond m’a permis de financer un long travail de recherche historique et d’investigation pour recueillir les témoignages des derniers survivants de l’époque coloniale, à Berkane. Les levées de fond participatives sont une voie en plein essor, avec des perspectives innovantes, pour permettre à des projets de voir le jour. Comme dans toutes industries, les premiers fonds, dit d’amorçage, sont les plus difficiles à obtenir, alors qu’ils sont essentiels.  Pour ce qui est des ICC, et ce dans tous les domaines, le crowdfunding est un levier majeur pour soutenir la création.

Je me réjouis de voir qu’au Maroc, cette voie de financement a pu se structurer, juridiquement et fiscalement, pour permettre à de petits ou grands projets de voir le jour grâce à la solidarité. Cela implique des changements profonds dans les mentalités, car il faut installer la culture du don dans le domaine de la culture, ce qui est nouveau. Il y a donc aussi, un effet secondaire, la transformation des habitus, mais également d’une plus grande considération de l’art dans toutes ses dimensions : démocratiser la culture, pour qu’elle devienne un bien commun.

Que raconte ce prochain film ?

Ce prochain film va raconter l’histoire de ma mère, avant son arrivée en France. Il s’agit pour moi de parachever ce long travail de plus de 10 ans, consacré au récit croisé et indissociable qu’est l’immigration et les quartiers populaires, à travers le prisme féminin. Dans le premier opus «Nos mères nos Daronnes», je me suis d’abord attachée à écrire, de manière chronologique, l’histoire de nos aïeules. J’ai poursuivi ce récit inédit, avec les deux autres films qui ont suivi, pour décrire la deuxième puis troisième génération de femmes issues de l’immigration maghrébine.

Une fois cette trilogie achevée, il a fallu aller plus loin, revenir aux sources, c’est-à-dire raconter l’histoire avant l’arrivée en France. D’ailleurs, quand «Nos mères nos Daronnes» a été diffusé, ma mère m’a fait la remarque : «Mais là, tu ne racontes que ma vie depuis mon arrivée en France. Pourquoi tu ne parles pas de tout ce que j’ai fait au Maroc, avant ?». Elle avait raison. Ce travail entrepris devait absolument être complété par un film sur tout le cheminement depuis l’enfance, de ma mère, cette petite fille (dé)-rangée, par sa condition de fille et de paysanne, privée d’école et qui a dû déployer toute une stratégie pour sortir de sa condition.

Ce film aurait pu s’appeler «Mémoire d’une petite fille (dé)-rangée», en référence au livre de Simone de Beauvoir, «Mémoire d’une petite fille rangée». De ce fait, le long-métrage à venir consiste pour moi à exhumer cette histoire non dite des femmes des quartiers populaires issues de l’immigration. Il y a un enjeu quasi politique, dans un contexte politique tendu en France. Dès que les crises s’abattent, le bouc émissaire facile est l’immigration.

Poser un nouveau narratif pour en parler, décrire les dynamiques d’intégration, par la dynamique émancipatrice des femmes, est un narratif nouveau, nécessaire et salvateur. Car oui, l’immigration est une chance !

Contrairement à l’idée véhiculée par certains récits historiques jusqu’à ces dernières années, le regroupement familial ne signifie d’ailleurs pas que des mères sans histoire personnelle ont rejoint leur mari, principale ressource économique de la famille. C’est ce récit féminin à travers les yeux d’une fille immigrée que vous racontez ?

En effet, comme je l’ai dit précédemment, les femmes sont porteuses d’un récit puissant qui bouleverse les imaginaires, colonisés par des représentations biaisées. Mais il en va aussi du récit de nos pères. Quand on est issu de l’immigration, on se construit sur un mythe fondateur selon lequel nos géniteurs sont venus reconstruire la France, et il n’y a pas d’autre narratif.

Or, nos pères aussi ont une histoire singulière. En menant plusieurs interviews, j’ai découvert que très souvent, la raison première de l’immigration était d’ordre personnel : échapper au poids de la famille, des traditions, un désir de France, l’amour, vivre une expérience, et bien sûr, travailler. Mais ça n’est jamais la première raison invoquée.

Ma motivation première à faire des films aura été de rétablir ces vérités nous concernant. Pour transformer les imaginaires, je me suis appuyée sur la force des films comme vecteurs d’un nouveau narratif. La première des choses est de démystifier ce récit érigé en vérité absolue, tout en y greffant le récit féminin de cet exil. L’enjeu étant de sortir toutes ces histoires de l’ombre et humaniser ce fait migratoire.

Puisque nous sommes justement dans les Assises des industries culturelles et créatives, votre intervention a soulevé un point très important, à savoir le financement des créations artistiques audiovisuelles et notamment les vôtres. Vous avez souligné notamment le crowdfunding comme étant un outil vous ayant permis une certaine liberté de création. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui. Lorsqu’on est un auteur, scénariste ou réalisateur, il est vrai que son point de départ est l’idée. On a une idée de film, une envie d’écrire sur un sujet ou un autre… Pour autant, on n’a pas énormément de voies pour financer la germination de cette idée. Le crowdfunding a été essentiel pour moi, car ma prochaine œuvre demande un préalable, avant même de commencer à écrire l’histoire : c’est la recherche.

Ce moyen de financement a appuyé une étape de plein investissement personnel dans une écriture complexe que demande particulièrement ce film, avec beaucoup de consistance et en convoquant un travail d’historien. Ce financement-là ne m’a été permis que par le crowdfunding, parce que je n’ai pas de mécène. Comme l’ont rappelé les intervenants des différentes tables rondes, il est vrai que les guichets sont identifiés, mais très codifiés. Si vous voulez donc garder une forme de liberté d’écrire, en tant qu’auteur qui n’a pas forcément une manière très conventionnelle de le faire, le crowdfunding reste essentiel.

Pour autant, le pari est très difficile, parce qu’il n’est pas évident de frapper à la porte des particuliers et les mobiliser pour un financement. Vous commencez par votre premier cercle. Le mien a rassemblé 25 000 euros, mais je n’ai pas été sur le deuxième et le troisième, voire le quatrième, parce qu’on se rend compte que le crowdfunding est un effort à temps plein.

Votre activité première est évidemment de vous concentrer sur un processus créatif. Vous vous retrouvez non seulement à faire cela en tant que réalisatrice, mais vous vous retrouvez aussi à devoir défendre financièrement votre projet, pour qu’il puisse avoir les moyens de voir le jour. Le crowdfunding a-t-il ses limites ou peut-il faire partie d’un modèle économique qui servirait de piste, même pour les créateurs au Maroc ?

Il est sûr que le crowdfunding est encore quelque chose de nouveau, dans la création artistique. Il faut aussi que les internautes, les individus lambda et les cinéphiles se familiarisent avec le fait de donner sur ce type de secteur d’activité. En réalité, c’est un réel bouleversement. Jusque-là, nous étions dans une verticalité des flux financiers, avec, il faut le dire, un système qui favorise les mêmes et qui laisse peu de place aux nouveaux entrants sur le marché.

Le crowdfunding donne le pouvoir aux citoyens d’être acteurs de la transformation de tout un secteur, en devenant décideur financier. C’est incroyable, quand on regarde cela par ce prisme de la démocratie participative. On a collectivement le pouvoir de soutenir les projets qu’on voudrait voir émerger. C’est donc un levier dans le dispositif de financement.

Pour vous donner une échelle de valeur, en France, l’aide à l’écriture qui est extrêmement sélective, verse environ 20 000€ à l’auteur qui a eu la chance d’être sélectionné ( 2 à 5 projets par session). Je suis parvenue à lever la même somme avec mon réseau. Cela m’a pris quatre mois, là où pour l’aide conventionnelle, il faut presque six mois, entre le dépôt de dossier et les résultats de la sélection.

Ph. FICCPh. FICC

Il y a donc un véritable enjeu dans le développement du crowdfunding. Mais il faut aussi dire que plus vous appartenez à un réseau averti et aisé, plus vous êtes capables de lever de des fonds. Ceux qui donnent sont ceux qui sont dans votre cercle proche. Ensuite, ce sont les amis de vos amis. Mais cela reste un travail harassant de motiver des donateurs.

Le Maroc est en pleine mutation sociale, avec une classe moyenne qui a émergé, et qui montre son appétence pour la culture et l’art. La levée de fond participative est nouvellement entrée sur le marché. Il faut laisser le temps pour que les habitudes s’installent, que des projets se développent et encouragent les donateurs à investir, d’autant qu’avec les systèmes de contrepartie, même les petits dons obtiennent une gratification en retour.

En relation avec le financement de votre œuvre et la démarche créative dans laquelle vous êtes investie, quelle vie souhaitez-vous pour ce prochain film ?

Le film, comme je l’ai dit, est très difficile à écrire. Pour moi, il a une double vocation. C’est une œuvre cinématographique avec une ambition très forte de le pousser en termes esthétiques. Il y a aussi – je ne peux pas m’en empêcher, parce que c’est ma spécificité de réalisatrice engagée et très politique – le fait pour moi que ce long-métrage soit un objet politique. Je suis donc investie sur des aspects créatifs et politiques. C’est pour cela que ce prochain film est intégré dans une recherche-création qui fait l’objet d’une thèse à l’université du Mans, sous la direction de Delphine Letord.

Au-delà de l’opus, mon ambition serait de créer un musée à Berkane, afin que les témoignages, les photos, les archives que je cumule puissent servir à la transmission de la mémoire et à la préservation de ce patrimoine historique, qui disparait, en même temps que les vieilles bâtisses de l’époque du Protectorat sont détruites pour laisser place à des immeubles modernes.

Comme le disait Neila Tazi dans son allocution lors de l’ouverture de l’évènement, nous avons toutes et tous été marqués par une œuvre artistique. Pour moi, cela aura été la lecture du livre de la vie d’Helen Keller, une petite fille, sourde, muette et aveugle, qui grâce à une perceptrice, va comprendre que le braille est une écriture qui va la connecter au monde et lui permettre de le comprendre.

Pour moi, cette œuvre a été fondamentale et fondatrice de mon regard sur le monde. Une société qui ne donne pas les moyens à sa jeunesse de s’exprimer artistiquement, est une société sourde, muette et aveugle. La culture est essentielle, parce qu’elle incarne tous nos sens.

Article modifié le 03/10/2024 à 23h08

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