Si je comprends bien, l’argument de la Rédaction se décompose en trois assertions: la première, que le déficit budgétaire est (généralement) inefficace à effacer les inégalités sociales, voire les poches de pauvreté. la deuxième, que le niveau de richesse n’est pas déterminant du niveau de pauvreté d’un pays donné, et enfin, que le Maroc obtient des résultats de pauvreté/inégalités similaires à ceux de certains pays européens. Les deux premiers points sont factuels, le dernier est sujet à une interprétation de l’efficacité d’une politique publique, en l’occurrence orientée vers la lutte contre la pauvreté. Pour le reste du post, je ne suggère pas la comparaison du Maroc avec d’autres pays, mais me sers plutôt des assertions de Mme Salah pour en illustrer les limites.
Le problème est que Mme Salah utilise pour sa comparaison deux méthodologies différentes: celle de l’INSEE est une mesure simple, standard et liée à la répartition des revenus dans une économie donnée. Celle du HCP, qui semble se baser sur les comportements et habitudes alimentaires des ménages. Les deux méthodes ne sont pas mutuellement exclusives, mais le résultat final, celui de la population de ménages considérés comme ‘pauvres’ varie largement. Ainsi, la méthode HCP utilise le signal le plus direct de la mesure de pauvreté (la consommation est un déterminant important du niveau de vie) mais en même temps, elle néglige un biais significatif dans son calcul, à savoir l’effet de la subvention sur les habitudes de consommation.
La méthode standard de représentation du niveau de pauvreté comme un pourcentage (60% ou 50%) du revenu médian, a l’avantage de se prêter à des comparaisons internationales, et en même temps de rendre compte des inégalités de revenus. Lorsque cette méthode est appliquée, nous observons que le taux de pauvreté relative au Maroc qui serait comparable aux 14% évoqués dans l’éditorial de l’Economiste, serait plutôt dans les 33% – soit 2.3 Millions de ménages, plus du double des chiffres évoqués par le HCP dans la plupart de ses rapports.
Un petit mot peut-être sur l’usage du revenu médian plutôt que moyen. Dans un monde parfait, les deux statistiques devraient être équivalentes (ce qui est le cas pour une distribution Gaussienne) mais pour les revenus, le revenu moyen est plus élevé que la médiane à cause du biais des hauts revenus. La moyenne d’une population donnée augmente sensiblement lorsqu’un seul individu très fortuné la rejoint. La médiane, d’un autre côté, ne change pas ou peu, et suppose des transferts importants entre les individus pour qu’elle varie substantiellement. En termes réels, cela signifie qu’il y a une amélioration réelle pour la majorité des ménages d’une économie donnée si le revenu médian augmente. L’information donnée par l’augmentation du revenu moyen n’a que peu de sens.
La comparaison malheureuse avec l’Union Européenne et la France dans l’éditorial de l’Economiste: les niveaux d’inégalité au Maroc sont bien plus élevés et plus persistants.
Le rapport avec “Goulou L’3am Zine” (l’attitude courante qui ignore ostentatoirement des difficultés réelles) réside dans l’usage de ces statistiques; par exemple, l’usage de la même méthode décrite plus haut démontre un taux de pauvreté relative au Maroc supérieur au chiffre avancé pour la France. D’un autre côté, une mesure de l’inégalité des revenus (l’indice de Gini par exemple) permet de montrer que les inégalités au Maroc ont bien augmenté, alors même que le niveau de déficit moyen rapport au PIB y a été légèrement inférieur, en comparaison avec les niveaux observés en Union Européenne durant les dernières années: 3.38% pour l’Europe des 27, 2.9% pour le Maroc (2002-2010).
La comparaison de cette mesure d’inégalité montre bien les limites des trois assertions initiales: le niveau de déficit budgétaire ne présage pas des inégalités (et donc des niveaux de pauvreté respectifs) et à moins de préparer une étude exhaustive sur les propriétés de la distribution des revenus en Union Européenne (France comprise) et au Maroc, il est toujours plus pertinent de considérer le revenu médian comme indicateur de bien-être social (plutôt que le niveau de PIB) et enfin, les déboires financiers ou budgétaires outre-méditerranée n’exonèrent pas l’échec patent (ou potentiellement tel) de nos propres politiques domestiques.