Au premier degré, les amoureux de littérature reconnaîtraient presque un contraste avec «Elise ou la vraie vie», dans le titre de votre roman. Quelle lecture au second degré en feriez-vous ?
Je n’ai pas pensé à cette allégorie avant. A l’origine, j’ai titré mon roman simplement «Najat». Mais mon éditrice a pensé, à juste titre, qu’étant destiné à des lecteurs francophones dont une partie est non-arabophone, le roman devrait interpeller tout le monde à première vue. En arabe, Najat signifie la survie. C’est tout simplement comme cela que avons essayé d’imaginer quelque chose qui reste en phase avec l’idée de mettre en avant le personnage principal et de parler à tous les lecteurs à la fois, d’où nous avons intitulé cet opus «Najat ou la survie».
Jusqu’à votre adolescence, vous n’avez jamais imaginé que l’écriture serait votre champ de prédilection. Qu’est-ce qui vous a amené à faire des livres désormais ?
La dédicace qui figure au début de mon roman est à la romancière française Joëlle Guillais. Adolescente, je n’ai pas eu un grand attachement aux livres et à la ittérature. Ecrire n’a donc pas été une activité qui me tenait réellement à cœur. Ce n’est qu’après le baccalauréat, lorsque je suis partie en France pour continuer mes études, que j’ai découvert un atelier. Etudiante en économie à l’Université de Paris I, je me suis dit qu’une activité para-universitaire me permettrait peut-être de me faire de nouveaux amis. En voyant une affiche d’inscription à un atelier d’écriture, j’ai pensé à m’y rendre et cela a véritablement changé ma vie.
Ceci remonte à 2010, année où cet atelier a été ma rencontre avec Joëlle Guillais, qui en a été l’initiatrice et l’animatrice, mais qui nous a malheureusement quittés il y a quelques mois. C’est donc très important pour moi de lui rendre hommage à travers cette dédicace, car c’est vraiment avec elle que j’ai été piquée par l’écriture. Si j’ai commencé à écrire ce texte, c’est grâce à cet atelier à travers lequel l’idée de m’essayer à l’écriture dans des formats longs a germé en moi. Je suis très redevable à cette femme. Je regrette que Joëlle nous ait quittés avant que je ne puisse lui faire lire mon livre, dont elle était déjà informée en phase de préparation.
La belle histoire est qu’elle-même a sorti un livre chez la même maison d’édition où mon livre est sorti en France. Avec un écart de plusieurs années, nous nous sommes retrouvées à avoir la même attachée de presse. Plusieurs choses nous ont reliées, d’autant qu’elle a beaucoup écrit sur les mouvements d’émancipation des femmes dans son pays. Je me dis qu’elle aurait été très sensible à mon roman.
En tant que romancière, se placer entre le récit fictionnel et le réel a-t-il été un exercice ardu pour vous ?
Cette histoire est inspirée de faits réels, car j’ai déjà vu des femmes en survie dans leur parcours familial, certes. Mais étant romancière, je me suis attelée à fictionner ces récits-là et à les concentrer à travers un personnage, tout en restant ancrées dans un environnement qui tient beaucoup des éléments réels, notamment le contexte historique, les faits politiques auxquels la narration fait référence… La première fois où j’ai présenté mon livre au Maroc, j’ai d’ailleurs eu beaucoup de retours de lecteurs me confirmant que Najat a été une sœur, une cousine, une tante ou une voisine pour les uns et les autres.
En définitive, je peux dire que ce personnage fictif est fait d’une mosaïque d’histoires que nombre d’entre nous connaissent très bien dans leur entourage direct ou indirect. En d’autres termes, il y a certainement au moins une Najat dans chaque famille marocaine de la classe moyenne ou issue du milieu populaire. Cela peut donc être une histoire rassemblant des faits réels, mais elle m’a été inspirée aussi et surtout par ce que j’ai vu moi-même dans le Maroc où j’ai vécu, y compris les changements politiques. Le récit s’inscrit à la fois dans un enclos familial et dans une période sociopolitique charnière, avec l’arrivée du PJD à la tête des élections pour la première fois, en novembre 2011.
Tout cela m’a été inspiré également par ce que j’ai vu lors des manifestations de rue, du bras-de-fer entre le gouvernement islamiste et les diplômés sans-emploi. Ces éléments occupent une partie importante du livre, que j’ai souhaité inscrire dans l’histoire contemporaine et les évolutions politiques que j’ai suivies dans mon pays, afin de me servir de ce que permet la fiction et témoigner de ce qui s’est passé.
Justement, il y a une dimension politique importante dans ce récit. Quel effort d’écriture a été nécessaire pour ne pas y perdre l’histoire personnelle de votre protagoniste ?
J’aime beaucoup les romans où la petite histoire individuelle rencontre la grande Histoire. Je pense que je n’aurais pas pu raconter Najat, si je n’avais pas inséré son parcours de vie dans ce contexte historique, politique et social. La destinée de mon personnage principal est intrinsèquement liée aux soubresauts qui ont agité la vie publique dans le pays. Elle est intimement liée au fait politique et même à la décision politique.
Lorsque le PJD a refusé d’employer les diplômés sans-emplois qui ont déjà signé un accord avec le gouvernement d’avant novembre 2011, Najat a vu sa vie basculer. Si elle avait accédé à un poste, comme on lui avait promis de l’employer, elle ne serait peut-être jamais partie, elle aurait peut-être pu divorcer, elle aurait pu vivre autrement… C’est pour cela que je pense réellement que la décision politique, le fait politique et l’Histoire ont une résonnance dans la vie contemporaine de chacun de nous. Il y a un poids et des conséquences réelles qui font dévier constamment les trajectoires de vie des uns et des autres.
C’est une thématique très présente dans mon roman et quand j’en parle, je l’évoque tout autant dans le cas de la France, où l’administration a eu un rôle prépondérant qui a défini la destinée de cette femme entre ici et ailleurs. Cet endroit de la fiction, où la petite histoire rencontre la grande Histoire, est pour moi un champ très intéressant à explorer.
C’est pratiquement une double-peine de survie pour Najat, qui subit d’abord une série de décisions familiales prises à sa place, avant de subir une succession de conséquences de décisions politiques. Créer un personnage dans cette forme de complexité existentielle a été votre parti pris ?
Tout est dans le titre, qui décrit avec précision la destinée de Najat à être constamment dans la survie, mais jamais dans la vraie vie. Lorsqu’on met à plat le vécu de ce personnage et qu’on regarde de près les moments décisifs où sa vie aurait pu basculer, mais où le bouleversement est reporté sine die, on se rend compte que cette femme n’a jamais fait les choses par choix. Elle a toujours vécu dans la compromission, acculée, dos au mur. Le choix qu’elle pense faire est en réalité un compromis, tout simplement pour ne pas sombrer davantage. D’une certaine manière, elle opte pour la soumission la moins pire, afin de sauver sa peau.
L’un des moments illustrant ces situations est notamment celui où elle se pose la question de pardonner à cet homme qui a eu des enfants à son insu, qui lui a menti. Indécise, elle se dit qu’elle l’aime encore, peut-être, mais le paramètre déterminant pour la suite n’est pas son amour pour lui. C’est surtout celui de partir de là où elle a vécu beaucoup de désillusions, où elle n’a ni travail, ni avenir, vivant séparée. Ce passage illustre parfaitement la vie d’un personnage qui agit toujours par stratégies de survie et jamais par choix librement et mûrement réfléchi.