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Grand Angle

Histoire : Comment le savoir-faire arabe a façonné l’agriculture d’Al-Andalus

En plus de sa prospérité culturelle, gastronomique et civilisationnelle, Al-Andalus a été aussi une terre agricole riche, où le travail de la terre a fleuri grâce à la combinaison des savoir-faire et des suages d’ici et d’ailleurs. Croisant les pratiques communes à la Méditerranée avec celles du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, ses botanistes ont eu un grand rôle dans le développement de la production des fruits et des légumes.

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Photo d'illustration / DR.
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L’utilisation des légumes dans les mets traditionnels d’Al-Andalus traduit la diversité des traditions gastronomiques de la région. Elle dénote aussi de la richesse de l’activité agricole de l’époque. A la fin du XIIIe siècle, un «Traité de l’agriculture» a en effet renseigné sur les légumes cultivés à Al-Andalus. Son auteur, le poète et agronome Ibn Luyūn (1282 – 1349) y a énuméré la laitue, la blette, les épinards, le chou ou encore le chou-fleur, tout en informant sur leur entretien et les saisons de leur plantation.

Ce travail est organisé autour des principaux «éléments» de l’agriculture, à savoir la terre, l’eau et les compétences, en notant les différences régionales dans les pratiques agricoles. Il y est expliqué comment évaluer la nature de la terre par son goût et son odeur, comment collecter l’eau ou encore comment fertiliser le sol avec des éléments naturels. Comme d’autres agronomes andalous avant lui, Ibn Luyūn inclut par ailleurs des instructions sur la conservation des denrées alimentaires telles que les raisins secs et autres fruits secs, le vinaigre, les câpres et la moutarde, le poisson mariné, les olives et les méthodes pour améliorer la qualité de l’huile.

Des écrits arabes se sont intéressés également à la «filaha» andalouse, durant la même époque, décrivant l’exploitation des olives, des fèves, des potagers de carottes, de concombres, d’aubergines, de cardons, d’artichauts, de pourpier et de nombreuses plantes aromatiques comme le basilic, le cresson, la marjolaine et le thym. Autant dire que sous le règne musulman et jusqu’à la fin de la Reconquête, Al-Andalus a su cultiver sa réputation de terreau civilisationnel dans la Méditerranée, mais aussi d’une terre fertile et prospère, où les familles d’origine arabe ont fait pousser les différents types de végétation que l’on retrouve dans les plats traditionnels de la région, y compris le couscous ou le tajine, tel qu’on le connaît de nos jours.

Emplacements principaux des botanistes d'Al-AndalusEmplacements principaux des botanistes d'Al-Andalus

Un croisement des traditions et des expérimentations techniques

Dans le temps, plusieurs érudits musulmans ont compilé une série de livres sur le sujet. L’un des plus connus, avec l’ouvrage d’Ibn Luyūn, intitulé Kitāb al-Filāḥa (Le livre de l’agriculture), est écrit au XIIe siècle par Ibn al-Awwām al-Ishbili. Les volumes encyclopédiques de cet opus incluent plus d’un millier de pages de texte et de dessins, devenus la principale source de connaissances pour toutes les questions concernant l’agriculture et l’élevage pendant des siècles dans la région.

Analysant cet apport et la richesse culturelle qu’il traduit, le chercheur et photographe jordanien Tariq Dajani rappelle que le mot arabe «al-filaha» désigne l’agriculture et l’entretien des terres pour les cultures et le bétail. «Cela signifie aussi prospérer, réussir et être heureux. Des minarets de chaque mosquée cinq fois par jour pendant l’appel à la prière, nous entendons les mots «hayya 'alal falah» (venez au salut et au succès). Ainsi, dans l’Islam, la culture et le soin de la terre sont inextricablement liés à notre bien-être, à la fois dans ce monde et dans l’autre», indique-t-il dans l’un de ses écrits. Citant Ibn 'Abdūn, il souligne ainsi qu’«al-Filaha est le fondement de la civilisation – toute la nourriture et la subsistance en découlent, ainsi que les principaux avantages et bénédictions que la vie apporte».

Cet aspect de l’Histoire déconstruit aussi l’idée reçue selon laquelle l’ensemble des familles arabes seraient issues de tribus venues du désert, développant généralement des activités pastorales et nomades, qui consistent principalement en l’élevage des moutons, des chameaux et des chevaux. Avec la montée en puissance du pouvoir politique et économique califal, beaucoup de chercheurs ont documenté plus largement leurs connaissances avancées en architecture, en philosophie, en sciences, en médecine et en commerce. Cette prospérité a exhumé d’anciens usages agricoles des régions d’origine, remontant à plusieurs milliers d’années avant l’islam.

«Les agriculteurs de la région qui constitue aujourd’hui le Yémen construisaient habilement des terrasses sur les pentes pluviales des montagnes et construisaient des systèmes d’irrigation pour créer ce que les anciens Grecs et les Romains appelaient ‘l’Arabie heureuse, chanceuse et florissante’, en raison de ses fruits abondants et ses troupeaux d’animaux.»

Tariq Dajani

Un système agricole qui reprend le meilleur de ceux d’avant

En Arabie orientale, Tariq Dajani rappelle que l’agriculture oasienne s’était déjà développée depuis des siècles et que «les arabes avaient une longue histoire dans l’agriculture, en particulier en matière de collecte d’eau et d’irrigation». Avec l’extension de l’islam à partir du VIIe siècle de notre ère, il souligne que «cette expertise ainsi que les connaissances locales des agriculteurs des terres constituant aujourd’hui l’Irak, la Syrie, la Palestine, la Jordanie, l’Iran et l’Egypte, ont été transférées en Afrique du Nord, en Sicile et à Al-Andalus, donnant de manière remarquable un épanouissement au secteur agricole».

Entre les Xe et le XIVe siècles à Al-Andalus, les agriculteurs musulmans ont ainsi développé des systèmes agricoles plus complexes, plus avancés et plus scientifiques. Dans la péninsule, ils sont devenus connus comme les experts de l’irrigation et de la gestion hydrique, de l’entretien du sol et de l’utilisation d’engrais naturels, tout en étant de fins connaisseurs de la culture des meilleurs vergers et potagers, mais aussi de l’élevage des meilleures variétés de moutons et de chevaux. C’est ce savoir-faire qu’a documenté aussi Ibn al'Awwam al-Ishbili à Séville, durant le XIIe siècle

Enseignant au département d’Histoire et de gastronomie à l’Université de Boston jusqu’en 2012, Thomas F. Glick s’y est également intéressé. Dans son ouvrage «Islamic and Christian Spain in the Early Middle Ages» (Espagne musulmane et chrétienne au début du Moyen-Âge – New-Jersey: Princeton University Press, p. 78, 1979), il a noté qu’à Al-Andalus, «les champs qui produisaient au plus une récolte par an avant les musulmans étaient désormais capables de produire trois récoltes ou plus en rotation». Aussi, «la production agricole répondait aux exigences d’un monde de plus en plus sophistiqué et cosmopolite», constitué d’une population de plus en plus urbanisée. L’activité permet alors de fournir «une variété de produits jusqu’ici inconnus en Europe du Nord».

On note aussi que «la nouvelle agriculture» qui a émergé à Al-Andalus sous les califs musulmans, dans une grande partie du Moyen-Orient et de la Méditerranée, «semble avoir été assez différente des modèles romains, byzantins, sassanides et wisigoths qui l’ont précédée», selon la plateforme Filāḥa, dédiée à ce pan de l’Histoire. En quelque sorte, le succès de l’activité résulte de «la synthèse d’un certain nombre d’éléments nouveaux et anciens, savamment intégrés dans un système productif et durable, lui conférant un cachet particulier». Auteurs de «Neglected Crops: 1492 from a Different Perspective» (Cultures négligées : 1492 sous un autre angle ; Plant Production and Protection Series No. 26. Rome: FAO, pp. 303-332 ; 1994), Esteban Hernández Bermejo et J. León soulignent que ce savoir-faire s’est reflété sur la diversité de ces cultures arbustives. Ces dernières comprennent «les olives, les vignes, les amandes, les caroubes, les figues, les pêches, les abricots, les pommes, les poires, les nèfles, les coings, les châtaignes, les noix, les pistaches, les noisettes, les aubépines, les palmiers dattiers, les citrons, les cédrats, les oranges amères, les jujubes, les orties et des mûriers, ainsi que des chênes verts, des arbousiers et des myrtes».

Des variétés de plantes introduites depuis l’Afrique et l’Asie

«Dans les jardins potagers, on cultivait des laitues, des carottes, des radis, des choux, des choux-fleurs, des melons, des concombres, des épinards, des poireaux, des oignons, des aubergines, des haricots rouges, des cardons, des artichauts, du pourpier et de nombreuses plantes aromatiques comme le basilic, le cresson, le carvi, le safran, le cumin, les câpres, la moutarde, la marjolaine, le fenouil, la mélisse, la verveine, la citronnelle et le thym», indiquent les chercheurs. Dans les champs de céréales et de légumineuses, «on produisait du blé, de l’orge, du riz, du mil et de l’épeautre, des fèves, des haricots rouges, des pois, des pois chiches, des lentilles et du fenugrec». La canne à sucre a également été cultivée, par la suite, ainsi que les plantes à fibres comme «le lin, le coton asiatique et le chanvre».

«Les plantes tinctoriales comprenaient le carthame, la garance, le henné, le pastel et le safran, et le sumac était cultivé pour le tannage; des espèces sauvages telles que l’halfa, l’osier et le palmier à huile ont été cultivées ; de nombreuses espèces ornementales étaient plantées dans les jardins et un nombre important d’herbes médicinales étaient également produites», soulignent-ils encore. Cette diversité de plantations n’a pu avoir qu’un effet positif sur l’activité économique et commerciale de la péninsule, puisque certaines de ces plantations ont servi notamment à la fabrication de tissus ou de vêtements, dynamisant ainsi différents métiers.

Le plus important, selon les chercheurs, a été justement l’introduction, l’acclimatation et la diffusion de nouvelles cultures vivrières, mais aussi des plantes utilisées pour les fibres, «les condiments, les boissons, les médicaments, les stupéfiants, les poisons, les colorants, les parfums, les cosmétiques, le bois et le fourrage, ainsi que des fleurs de jardin et les plantes ornementales». L’afflux de nouvelles cultures, notamment en provenance d’Inde, d’Asie du Sud-Est et d’Afrique centrale, «n’a été rendu possible que par l’unification sans précédent d’une grande partie de l’Ancien Monde sous l’islam, ce qui a facilité les déplacements des commerçant, diplomates, érudits et pèlerins, et a dynamisé la libre circulation de peuples issus de traditions agricoles très différents», note-t-on encore.

Ce flux dans des sens divers a facilité la diffusion du savoir-faire agricole, le tout dans un contexte intellectuel riche de recherches scientifiques et d’expérimentation parmi les botanistes et les agronomes andalous. Partout sur la péninsule et dans le monde musulman, les agriculteurs traditionnels ont eu plus tendance à adapter leurs cultures en fonction des conditions locales, permettant ainsi une profusion de cultures anciennes et nouvelles ayant donné lieu à de nouvelles variétés de fruits et de légumes.

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