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Interview

Mondial 2022 : L’équipe du Maroc, appeau du racisme européen [Interview]

La participation du Maroc au Mondial 2022 du Qatar a apporté son lot de représentations et de transmission de valeurs d’une manière inédite, si bien que l’équipe a été largement saluée par la presse internationale, pour ses exploits sportifs historiques, mais aussi pour avoir donné une image aux antipodes des stéréotypes souvent véhiculés par certaines visions dominantes dans le football. Certaines saillies racistes ont cependant eu la peau dure. Professeur de sociologie à Sciences Po - Université internationale de Rabat (UIR), Mehdi Alioua analyse ces dimensions auprès de Yabiladi.

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Achraf Hakimi avec sa mère au Mondial 2022 / DR.
Temps de lecture: 5'

Pensez-vous que la visibilité des femmes, des personnes de couleur et une certaine image de l’unité (entre amis, coéquipiers, famille…) chez les Lions de l’Atlas est un marqueur sociologique important qui a été sous les projecteurs lors de ce Mondial 2022 ?

Dans les sociétés modernes, qui sont censées être représentées sous la forme politique de la Nation, avec l’Etat comme garant, ce qu’on appelle Etat-nation, la question se pose souvent sur comment s’identifier à la nation, et qu’est-ce qu’un peuple. Avec les hiérarchies sociales, les antagonismes sociaux, les positions de dominant et de dominé, on n’est pas tous membre de la même manière. Nous ne sommes plus dans un petit village où tout le monde se connaît. Ce sont des institutions intermédiaires qui permettent de faire société. Il y en a plusieurs, mais le football permet de s’identifier aux joueurs et à ce qui se passe autour du terrain.

Le football joue de catalyseur, avec des visages, des personnes, des noms, des situations sociales faisant que des populations s’attachent. Chacun va donc voir en un joueur ou un autre des caractéristiques auxquelles il se rattache. Cela peut être de différents ordres, notamment politiques avec la visibilité du drapeau palestinien ou du symbole amazigh, comme cela peut être l’ensemble des histoires personnelles, avec un tout dont on peut parler et qu’on ne vit pas seul, mais plutôt collectivement.

Des dizaines de millions de Marocains regardent les matchs, les interventions de joueurs, chacun s’identifie à sa manière et on imagine partager les mêmes formes d’identification et donc faire partie de la même communauté nationale. Tout ce qui va être ici mis en avant et montre la pluralité, la diversité culturelle du Maroc est en force. Nous avons une équipe multiculturelle avec un ensemble de chose qui nous rattachent.

Mehdi AliouaMehdi Alioua

Dans une région où les représentations positives d’hommes musulmans, d’origine arabe, amazighe et africaine ne sont pas toujours mises en lumière, croyez-vous que la visibilité mondiale dont la sélection nationale a joui lors de cette Coupe du monde est un indicateur de changements sociétaux, qui s’opèrent souvent en retrait des caméras ?

Le changement est lié à plusieurs facteurs. Le premier reste que nous sommes dans une Coupe du monde de la globalisation triomphante. Si le Maroc avait gagné ailleurs, les choses n’auraient pas pu être montrées de la sorte. Ici, nous sommes dans un même lieu, Doha, une ville globale comme peuvent l’être New York, Paris, Washington, Londres ou Johannesburg. Nous sommes dans une ville mondiale et cosmopolite, avec beaucoup d’étrangers de partout. Cela a résonné donc avec ce qu’est le monde aujourd’hui et il a été plus simple de s’identifier, d’autant que nous avons aussi une équipe nationale composée de joueurs qui sont nés et qui ont grandi ailleurs, ou qui sont nés au Maroc, où ils ont été formés, mais vivent ailleurs aujourd’hui.

Nous faisons partie aussi de ce monde où l’on voyage, on migre, abstraction faite de la catégorie sociale. Les matchs se sont passés dans un espace qui relève plus du village global, qui est à la fois une région arabe et musulmane, mettant beaucoup plus en avant certains aspects. Nous avons vu notamment des joueurs de l’équipe nationale montrer des signes de religiosité, ce qui a raisonné avec le public local. Des personnes se sont trouvées offusqués, parce que ça se passait au Qatar, alors que cela n’a pas empêché les joueurs d’autres équipes de s’exprimer de manière obscène devant les caméras.

L'international marocain Sofiane Boufal avec sa mère, après un match du Maroc au Mondial 2022L'international marocain Sofiane Boufal avec sa mère, après un match du Maroc au Mondial 2022

Si la Coupe du monde s’était passée dans un pays européen, les joueurs nationaux auraient été peut-être interpellés à outrance sur les questions religieuses, quitte à verser dans la polémique, quand bien même les Lions de l’Atlas auraient remporté la Coupe du monde. Il y a un changement, certes, parce que le Maroc a gagné, quelque chose de fort s’est joué, dans un pays qui a su mettre en avant ces storytelling.

On a tendance à décrire les sociétés arabes et nord-africaines de patriarcales, mais on oublie souvent que ce sont aussi des sociétés méditerranéennes, où la figure de la mère tient aussi une place importante. Cet aspect a-t-il été remis en avant, selon vous, à travers leur présence publique inédite dans ce Mondial, notamment auprès des Lions de l'Atlas ?

Nous sommes méditerranéens et africains, en effet. Mais les temps changent aussi, dans un contexte où nous avons traversé un processus d’arabisation de l’enseignement, d’évolution des constructions familiales, avec le patriarcat en filigrane, mais également une forme de salafisme modernisé (télévisions, paraboles…). Malgré cela, en Afrique du Nord et particulièrement au Maroc, une grande partie de la population est restée matriarcale, à l’exemple des populations sahariennes ou des tribus amazighes dans diverses régions, au nord comme au sud.

La figure de la mère occupe donc une place très forte. On le voit ailleurs en Méditerranée, notamment en Espagne ou en Italie, sans oublier qu’une importante partie de nos joueurs en sélection nationale sont issus de ces régions marocaines, où l’on a vécu, jusqu’à récemment, cette forme matriarcale de la famille, qui a évolué. Mais lors de ce Mondial, je n’ai pas vu ces représentations-là comme matriarcales ou patriarcales. J’y vois plutôt un hommage aux ancêtres, à la famille, et bien-sûr aux femmes et au respect envers les mères. Cela touche beaucoup et traduit une dimension générationnelle, surtout pour ces jeunes joueurs qui ont grandi en Europe.

Quelque part, à travers les ancêtres et notamment la maman, on se relie plus fortement au pays et à la mère patrie. Cela fait miroir à ce qui se passe parfois ailleurs à travers le monde, où même si la famille reste une instance de socialisation importante, les décohabitations intergénérationnelles et le monde moderne obligent à être mobile pour trouver du travail. Même si les liens perdurent, ils deviennent donc distants, sans parler des personnes âgées qui se retrouvent seules.

Réception de la sélection du Maroc et des mères des joueurs par le roi Mohammed VI à Rabat, le 20 décembre 2022 Réception de la sélection du Maroc et des mères des joueurs par le roi Mohammed VI à Rabat, le 20 décembre 2022

Les images que nous avons vues sont universelles, tout en dénotant de la centralité de la famille dans le fonctionnement des solidarités et des sociabilisations en Afrique du Nord et donc au Maroc, même si cela change peu à peu. C’est inédit et c’est une image de l’universalité de la famille, surtout que cela est venu plus souvent de joueurs évoluant en Europe (Sofiane Boufal, Achraf Hakimi, Abdelhamid Sabiri…), où nous voyons très peu de joueurs se mettant en scène avec leurs mères après un match de football.

La presse internationale a, en grande partie, acclamé tous ces aspects-là. Pour autant, certains médias en Europe ont tenu des propos racistes à l’égard des joueurs...

Il existe une sorte de hiérarchie mondiale liée au football, avec les équipes européennes et sud-américains qui ont longtemps dominé. A partir du football, certains européens retrouvent donc des hiérarchies coloniales de domination d’un monde où ils se voient détenir la civilisation et où les les autres seraient non-civilisés, proches de l’état de nature. Tout cela n’est pas nouveau et il ressort à chaque fois. C’est pour cela que j’estime que même si l’équipe du Maroc avait eu ce même parcours, mais dans un Mondial tenu en Europe, le traitement médiatique n’aurait pas été le même. Il y aurait eu une sorte de pression qui n’aurait pas permis des célébrations sur place comme on les a vues.

C’est le monde dans lequel nous vivons, où certaines personnes se permettent, depuis très longtemps, un discours raciste. C’est volontaire et c’est une normalité, pour elles. Au Maroc, même si les médias n’ont pas tenu de tels propos, certains internautes ont estimé que l’équipe de France était une équipe africaine. Autrement dit, on accepte ici que notre équipe nationale soit multiculturelle, que les joueurs soient nés à différents endroits du Maroc et du monde, que certains ne maîtrisent que les langues des pays dans lesquels ils ont grandi, mais on ne l’accepte plus chez les autres.

Nous avons vu ces remarques en Argentine aussi, où les moqueries racistes de certains supporters sont très violentes, d’abord à l’égard des populations autochtones, ou encore à l’égard de la sélection du Brésil. Le football est une géopolitique et comme dans toute géopolitique, des rapports d’influence s’opèrent. De ce fait, certains journalistes, même lorsqu’ils ne s’intéressent pas tant que cela au football, se reconnectent à ces ressorts de sentiments de supériorité et ils deviennent comme tous les gens qui se sentent supérieurs aux autres : condescendants.

Article modifié le 22/12/2022 à 13h13

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