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Interview  

FIFM 2022 : «La Conspiration du Caire», portrait au vitriol sur la collusion entre religion et Etat [Interview]

Au 19e Festival international du film de Marrakech (FIFM), le réalisateur égypto-suédois Tarik Saleh était présent à la première de son nouveau thriller «La Conspiration du Caire», qui dépeint le poids de la corruption et de l’islamisme sur les appareils de l’Etat. Inspirée du «Nom de la rose» de Umberto Eco, cette fiction est une immersion dans les jeux de pouvoir à l’Université al-Azhar, où Adam, fils de pêcheur, est admis. La mort du Grand imam annonce une lutte sans merci, qui piège le jeune entre les élites religieuses et politiques.

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Tarik Saleh, réalisateur du film «La Conspiration du Caire», présenté dans le cadre de la section Gala du FIFM (du 11 au 19 novembre 2022) / Ph. FIFM
Temps de lecture: 4'

Vous êtes né en Suède, d’un père égyptien. Le fait d’avoir eu un pied dans le tissu social d’ici et d’ailleurs vous a certainement enrichi de références éclectiques. Cela vous permet, en tant que cinéaste, d’avoir un regard différent sur les réalités contemporaines de l’Egypte...

Absolument. C’est un point très important à soulever car nous voyons bien que la plupart des cinéastes notables, qui ont vraiment apporté du nouveau et fait développer le septième art à travers le monde, sont issus, d’une manière ou d’une autre, d’un vécu migratoire, eux-mêmes ou à travers leur histoire familiale sur des générations. Cette histoire particulière marque à jamais. Elle est tellement forte qu’à travers elle, ce type de réalisateurs reste au-dessus des emprises du nationalisme zélé. Lorsqu’on est trop fier de là où l’on vient, sans savoir pourquoi, sans l’humilité qui doit aller avec et surtout sans n’avoir rien accompli, on défend une certaine appartenance parce qu’elle permet plutôt certains privilèges, alors qu’on devrait avoir honte.

Je n’ai pas ce sentiment-là. Je suis très attaché à des endroits, des lieux et des espaces particuliers qui signifient beaucoup pour moi. J’aime Alexandrie, Le Caire, Casablanca, Stockholm et d’autres parties de ce vaste monde. Une chose importante pour moi est de se rappeler continuellement de Billy Wilder, Martin Scorcese ou Francis Ford Coppola comme de grands cinéastes et enfants d’immigrés. Si Coppola raconte l’histoire du rêve américain, dans «Le Parrain», c’est bien sûr parce qu’il sait ce qu’est être une famille issue de l’immigration. Il a vécu la lutte pour se construire une vie descente. Il a évidemment des choses à dire sur les Etats-Unis qu’un Américain lambda ne saurait raconter. Lorsqu’un individu qui porte en lui cette diversité qui est une richesse, et les douleurs qui vont avec aussi, il porte incontestablement un regard différent sur la société au sein de laquelle il vit ou a grandi.

Vous réussissez à chaque fois à faire une recomposition de l’espace à partir d’un autre. En 2017 dans «Le Caire confidentiel», vous avez reconstitué la capitale égyptienne à partir de Casablanca. Dans «La conspiration du Caire», vous allez plus loin et vous recréez la ville à partir d’Istanbul, jusqu’à reproduire al-Azhar. C’est selon vous la capacité du cinéma à faire opérer une forme de magie ?

Cela traduit de façon très particulière l’une de mes blessures les plus profondes, en tant que réalisateur. Je suis obsédé par filmer en Egypte et dans Le Caire qui me tient tant à cœur. J’en ai été rejeté, alors j’ai toujours gardé en tête l’idée de reproduire cette ville à Casablanca, dans ce Maroc que j’aime tant et où je suis toujours content de revenir. J’ai scruté chaque petite ruelle, chaque avenue, qui pourrait être Le Caire dans mes films. Cela crée une belle communion dans l’appartenance ou la reconnaissance d’endroits auxquels nous tenons tous. Les spectateurs marocains aiment s’amuser à essayer de trouver des indices sur leur ville Casablanca et mes amis cairotes aiment retrouver leurs espaces ailleurs. On ne sait plus où se trouve l’un ou l’autre, mais nous partageons ce sentiment. En termes de production, en revanche, cela nécessite un budget conséquent, mais le résultat est plaisant.

Depuis que j’ai été dans la contrainte de quitter mon pays d’origine et à chaque moment fort où la blessure veut prendre le dessus, je regarde mes personnages de film. Je me demande qu’est-ce qu’ils auraient fait à ma place. Pour «Le Caire confidentiel», j’avais commencé le tournage deux semaines après la naissance de ma première fille. J’étais très vulnérable émotionnellement. Je voulais encore la revoir et la voir grandir, donc j’ai opté pour Casablanca comme plateau à ciel ouvert, en essayant de trouver ce qui peut y avoir de plus merveilleux dans cette approche artistique. J’ai repensé à Federico Fellini, qui n’a jamais pu tourner dans sa ville natale. Pourtant, il l’a recréée ailleurs, avec l’émerveillement que cela a suscité chez les locaux.

«La Conspiration du Caire», un film de Tarik Saleh«La Conspiration du Caire», un film de Tarik Saleh

Pour «La Conspiration du Caire», j’ai su dès l’écriture que je ne pourrais pas filmer au Caire. J’ai donc décidé de créer une version fictionnelle d’al-Azhar. C’était très important pour moi de démarrer d’une fiction pour paradoxalement mettre le doigt sur une réalité. D’ailleurs, ce film allait être tourné au Maroc aussi, mais nous avons été rattrapés par la crise sanitaire à ce moment-là et les conditions de déplacement dans le respect des mesures mises en place allaient être très contraignantes pour nous, ce qui a nécessité de procéder à un repérage ailleurs. Le choix est tombé sur la Turquie, au début, surtout pour les facilités que nous pouvions avoir en termes de tounage malgré la Covid-19. Lorsque je me suis rendu à la mosquée Süleymaniye d’Istanbul, j’ai découvert un espace fascinant. J’ai été frappé par la beauté d’un chef-d’œuvre architectural. Mon conseiller en effets spéciaux m’a proposé des solutions pour ne rien y changer physiquement, mais tout en prenant la liberté artistique et créative de décider que ce sera al-Azhar, dans mon film, grâce à des techniques poussées.

Il y a les pouvoirs politique et religieux qui imposent tous deux une certaine lecture des réalités. Pensez-vous que le cinéma a cette capacité de créer des espaces d’expression artistique, où l’on peut aborder ces questions dans leur complexité, sans pour autant le faire à partir d’un scope idéologique ?

Absolument. Vous pointez ici une dimension très importante de ce qu’est le cinéma, d’abord pour un réalisateur et surtout pour un créateur comme moi, qui a accumulé plusieurs vécus entre l’ici et l’ailleurs. En tant que cinéaste, je prends le parti de l’humain, au temps où nous sommes nombreux à travers le monde à affectionner les conspirations, surtout dans notre région arabe. La conspiration est ce que l’on peut appeler la pensée magique. C’est le phénomène par lequel on reconnaît ceux qui n’ont aucun pouvoir et qui tentent de placer ce dernier ailleurs.

«La Conspiration du Caire», un film de Tarik Saleh«La Conspiration du Caire», un film de Tarik Saleh

C’est beau de croire que les gens au pouvoir sont puissants, alors que parfois, ils peuvent être eux-mêmes orchestrés par leur entourage. Il y a des échecs de leadership, des défauts de gouvernance, donc si conspiration il y a, on reconnaît qu’un échec se cache derrière. Mon travail à moi, en tant que réalisateur, est de dire que nos dirigeants sont finalement des êtres humains comme nous. Ils s’emportent, ils ont un excès de zèle, un soulèvement peut se provoquer, mais souvent, on n’est pas éliminé par son ennemi frontal mais par son ami proche.

C’est là où pour moi, le message le plus important dans ce film est de montrer comment le personnage du sécuritaire Ibrahim ne se tient pas contre les Frères musulmans en premier lieu, mais contre son supérieur, qui est sans foi ni loi, un psychopathe qui ne peut pas mettre en accord ses collaborateurs. C’est intéressant d’analyser la perception des choses que peut avoir celui qui est détesté par tous, même lorsqu’on peut faire partie de ceux qui sont loin de l’affectionner.

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